Incognito hier, idole aujourd’hui, Vivian Maier a mené une vie secrète au service des autres. Le Musée du Luxembourg lève un peu plus le voile sur l'œuvre majeure de la nanny photographe devenue superstar.
Cheveux courts, lèvres fines, épaules larges, air grave… Une foule d’autoportraits nous renseigne sur le corps et l’âme de Vivian Maier (1926-2009) dont l'œil tombant mais vif regardait l’Amérique d’après-guerre bien en face. “Ils forment le cœur du mystère, la part riche de son langage” estime Anne Morin, commissaire de l’exposition du Musée du Luxembourg, la plus dense jamais consacrée à la nanny photographe dont l'œuvre humaniste, découverte par accident deux ans avant sa disparition, défraie depuis la chronique. Elle tenait à ouvrir ainsi, sur ces reflets et ombres portées formant autant d’actes de résistance d’une excentrique d’un mètre soixante-treize passée inaperçue de son vivant : “Elle ne cherche pas à se représenter, plutôt à mandater sa présence. C’est sans doute la raison de tant d’autoportraits, cette nécessité de déclamer son existence dans un monde qui ne cesse de l’effacer.” De son enfance volée, entre Manhattan et les Hautes-Alpes, à ses années de gouvernante où se radicalise son tempérament paranoïaque et compulsif, jusqu’à ses derniers jours, coulés seule et démunie sur un banc face au Lac Michigan, la vie n’a pas toujours été tendre avec Vivian Maier.
C’est pourtant un coup du hasard qui conjure, un peu tard, son triste sort. À l’hiver 2007, son garde-meuble, saisi pour loyer impayé, est vendu aux enchères à Chicago. La suite est connue : John Maloof, 26 ans, agent immobilier toqué d’histoire locale, s’en porte acquéreur pour trois cent quatre-vingts dollars. Il comprend vite qu’il a mis la main sur un trésor, une pastorale américaine à la Robert Frank. Mais le nom de Maier ne dit rien à personne, et le MoMA ne veut pas en entendre parler. Alors, pour le faire connaître, Maloof lui dédie un blog, une exposition, un livre, un film. S’il est aujourd’hui sur toutes les lèvres, expertes ou profanes, c’est qu’il porte un fol espoir, celui d’une femme ordinaire promise à un destin hors-du-commun. “Il est difficile de se défaire du canevas de la découverte” regrette Anne Morin dont la société de production madrilène, DiChroma photography, diffuse depuis 2011 en exclusivité mondiale une œuvre dense (cent vingt mille tirages) réduite à un phénomène.
L’heure est venue de rendre à Maier sa juste place, celle qu’occupent Lisette Model, Helen Levitt, ou Diane Arbus. Et cette exposition n’a pas d’autre but, qui égrène des portraits pris sur le vif, au cœur du trafic continu de la rue. Anonymes, vauriens, oubliés du rêve américain, Vivian Maier n’a d’yeux que pour ceux-là. Pour les détails sans importance noyés dans la masse d’objets standards que produit en série la culture populaire. Comme ces mains d’homme croisées dans le dos, tenant du bout des doigts un cigare éteint contre un costume fatigué. “La classe supérieure, elle s’en moque.” Ce qui ne fait pas un pli devant cette nuque de femme sertie de quatre rangs de perles dont la cascade de boucles, vue en contre-plongée, semble aussi imposante qu’un immeuble.
Ailleurs, le premier âge offre une autre clé de lecture : “À Chicago, où elle s’installe en 1956, elle vit plus de dix ans au sein de la famille Gensburg. C’est curieusement à cette période, probablement la plus heureuse de son existence, qu’elle s’épanouit dans la capsule de l’enfance, faite de jeux, de voltiges, de mécanismes cinétiques. Elle s'intéresse à la simultanéité, produit avec ses rouleaux de douze images des séquences pareilles à des flip books, troque son Rolleiflex pour un Leica, puis pour une caméra super 8. Elle n’aurait jamais pu regarder le monde ainsi si elle ne l’avait pas vu à travers les yeux des enfants qu’elle côtoyait.” En écho à soixante-dix vintages, cent trente inédits tirés à New York chez Hank’s Photographic Services (le seul laboratoire habilité à scanner ses négatifs) et une poignée d’effets personnels (son chapeau mou, ses appareils photo, ses notes), une dizaine de films tournent en boucle. Quelques secondes, quelques minutes où l’image, plus exactement ce qui la précède, s’anime, “comme si le film était une planche contact, un moment photographique dilaté.” Ainsi de cette sortie de bureaux à Chicago, rappelant curieusement la sortie d’usine des frères Lumière. Aventurière, Maier mène l’enquête, prend la modernité en filature. Féministe avant l’heure, elle se pique de politique, recueille avec son magnétophone l’avis de passants sur la mise en accusation de Nixon. Ici, sa voix résonne sur deux bandes audio : la première enregistre les confessions intimes d’une vieille dame, la seconde, les rires et facéties de ses petits protégés. Une diversité de supports sans précédent : “Grâce à la confiance accordée par l’Estate, j’ai pu plonger à mon aise dans ses archives, jubile Anne Morin. Cette vision panoramique m’a notamment permis d’établir des correspondances avec Foucault, Deleuze, le cinéma de Bresson, les photographies d’Atget. On l’oublie, mais Vivian Maier se situe à la croisée de deux cultures, américaine et française, ce qui lui donne une longueur d’avance sur son temps. Ces révélations ne peuvent que marquer un avant et un après dans l’ascension vers son œuvre. Car c’est un cheminement que l’étude de ce cas unique dans l’histoire de la photographie”.
Vivian Maier, Musée du Luxembourg, Sept 15, 2021 - Jan 16, 2022.
Connaissance des arts, Sept 2021.