Avant de se donner la mort, Van Gogh vit à Auvers et peint, obstinément. Sur ce labeur, Orsay s’étend, retraçant les derniers mois d’un génie pas si maudit, arrivé au creux du Val-d’Oise au sommet de son art.
« Réellement c’est gravement beau, c’est de la pleine campagne caractéristique et pittoresque », écrit Van Gogh à son frère Théo, le 20 mai 1890, sitôt rendu en terre impressionniste, alias Auvers-sur-Oise, près de Paris et loin de Saint-Rémy-de-Provence, dont il vient de quitter l’asile. Soixante-dix jours plus tard, le 27 juillet, armé d’un revolver, l’homme à l’oreille coupée se tire à bout portant une balle dans la région du cœur. Il s’éteint après trente heures d’agonie, sous les combles de l’auberge Ravoux, là où il avait pris pension et un nouvel élan, achevant en deux mois quelque 74 tableaux et 33 dessins. Les trois quart sont là, réunis pour la première fois grâce aux efforts communs du musée d’Orsay et du Van Gogh museum d’Amsterdam. En somme, une quarantaine de toiles et une vingtaine d’esquisses, preuves parlantes d’un talent fou attribué, à tort ou à raison, à un état fragile. “La santé de Van Gogh ne fait qu’orienter ses choix. Elle n’explique pas la magie de son art”, nuance le chercheur Louis Van Tilborgh. Au lieu de s’apitoyer sur le triste sort d’un suicidé de la société, le parcours chrono-thématique retrace sans affect ses derniers grands moments, de vie et de peinture.
À commencer par la rencontre du Dr Paul Gachet, recommandé par Camille Pissarro et chargé par Théo de veiller sur son aîné, lequel voit clair en cet “excentrique” atteint, “aussi gravement” que lui, de mélancolie. Son portrait, l’une des huit huiles d’Auvers conservées à Orsay, ouvre l’enquête : à la droite du peintre défiant son reflet roux et jade, l’homéopathe pose pensif sur un coin de table, un brin de digitale pourpre à la main. C’est sur les conseils de cet “ami tout fait”, artiste manqué dont les essais sous pseudonyme remplissent le cabinet voisin, que Van Gogh se “jette dans le travail”, trouvant sur le motif de quoi se “distraire”. Soit, par ordre d’apparition : des rues et des maisons, des fleurs et des visages, essentiellement des paysages. Fidèle à sa manière, le réel se tord. Tout penche, gondole, va de travers, comme le toit de L’Église d’Auvers-sur-Oise, autre trésor d’Orsay, ondulant dans un ciel bleu nuit, tandis qu’une nonne foule l’herbe battue par les vents. Il faut parler du cadre, jusqu’alors sombre et mouluré, remplacé exprès par une simple baguette plate et blanc cassé, semblable à celle retrouvée par l’expert Wouter van der Veen dans le grenier du Dr Gachet, destinée aux Chaumes de Cordeville. Ce geste dit à lui seul les progrès de la recherche sur une œuvre illustre dévorée par son mythe. Ordonnée, localisée (une carte du village rapproche chaque œuvre de son lieu de création), augmentée (une expérience immersive offre une plongée en pleine matière, au ras d’une palette), elle est ici appréciée pour ce qu’elle est : tenace, audacieuse.
Car Van Gogh ose à Auvers : sa touche épaisse s’emporte, hasardant un vert tendre, un violet orageux, truffant l’espace de signes - points, virgules, traits - jusqu’à l’éliminer. Comme ce rideau de pluie venu du musée national de Cardiff, lointain écho des estampes d’Hiroshige. Allongée, la scène appartient à un cycle de treize doubles carrés, vraie curiosité de sa maturité, sans doute inspiré des panoramas de Daubigny ou de Van Ruisdael. Il n’en manque que deux dans la dernière salle formant presque une frise avant que les hommages - condoléances de Monet, Gauguin, Toulouse-Lautrec; biopics de Pialat, Resnais ou Minnelli - ne pleuvent à leur tour. Entre corbeaux, meules, sous-bois et crépuscules, des racines noueuses, exécutées le matin du drame, remuent. Dans ce charnier aveugle, Van Gogh menait son ultime combat.
Van Gogh à Auvers-sur-Oise, les derniers mois, Musée d’Orsay, Oct 3, 2023 - Feb 4, 2024.
La Gazette Drouot, n°37, Oct 20, 2023.