Aux dernières heures des années 1920, la photographie, instrument du progrès, connaît en Allemagne un essor sans précédent. Les tenants de la Nouvelle Objectivité, August Sander en tête, militent pour une image-document au plus près du réel, loin des effets déformants du pictorialisme.
1914. Quelque part dans les montagnes basses du Westerwald, trois paysans endimanchés s’en vont au bal. Figés en marche, de trois quarts, canne à la main, ils sont jeunes et demain, sans doute, sonnera l’heure du départ au front. Il y aurait tant à dire sur leur allure un brin empruntée, leur regard plein d’audace et de crainte mêlées. Au fond, ce portrait d’apparat n’est pas triple mais double : il renseigne simultanément sur des jours et des vies. Son auteur, August Sander (1876-1964), n’a pas d’autre but. Fils de mineur, il étrenne à l’armée l’appareil offert par un oncle fortuné avant d’en faire profession. Bientôt, son atelier du 201 rue Düren à Cologne ne désemplit pas. Mais flatter l’ego de ses clients l’ennuie : « Je ne déteste rien plus que la photographie au sucre avec minauderies, poses et affectations », assène-t-il en 1927, taclant au passage l’esthétique picturale en vogue, comme les expériences sophistiquées de la Nouvelle Vision. À cinquante et un ans, il veut « dire sincèrement la vérité sur l’époque et ses hommes ». Ce souci de transparence n’est pas étranger à la fréquentation des Progressistes de Cologne, groupe d'extrême gauche mené par les peintres Franz Wilhelm Seiwert et Heinrich Hoerle, de vingt ans ses cadets. Leurs élans marxistes attisent sa curiosité sociologique, jusqu’ici cantonnée au milieu rural. S’amorce alors un projet fou, resté inachevé de son vivant : opérer, comme il l’écrit en 1925 à l'historien de la photographie Erich Stenger, une « coupe transversale » de la société allemande. À la manière d’un archiviste, il détermine sept groupes – le paysan, l’artisan, la femme, les catégories socioprofessionnelles, les artistes, la grande ville, les derniers des hommes – subdivisés en quarante-cinq portfolios de douze clichés chacun. Le Kunstverein de Cologne donne en 1927 un premier aperçu de ce vaste inventaire, avant que les éditions Transmare - Kurt Wolff ne publient, fin 1929, Antlitz der Zeit (Visages du temps), sorte de souscription annonçant une version intégrale, Menschen des 20. Jahrhunderts (Hommes du XXe siècle), laquelle ne verra jamais le jour, avortée par la crise, la vieillesse, Adolf Hitler. Qu’importe, les soixante images reproduites au sein de cet « atlas pour s’exercer » fournissent déjà, d'après Walter Benjamin, une « matière inépuisable d’observation ». Sander y procède avec méthode et intervient peu. Tout juste veille-t-il à placer ses modèles anonymes, la plupart cadrés en pied, en lumière et décor naturels, corrigeant là l’inclinaison d’une tête, là un geste de la main. La rigueur systématique du protocole est la condition de sa réussite. La critique, unanime, partage l’avis de l'historien d'art Wilhelm Hausenstein : « Ici, la photographie a compris, différencié et réalisé ce qui lui revient : elle a documenté, avec sérieux, l'essence de l'époque – elle a créé des documents, sine ira et studio, des documents qu'elle seule, et rien qu'elle, peut créer ». Pour Sander, originalité et responsabilité vont de pair : « La photographie nous a apporté de nouvelles possibilités et imposé d’autre devoirs que la peinture », professe-t-il en 1927, présumant du rapport de cause à effet entre le haut potentiel d’une technique rapide, mobile, reproductible, et la mission dont il se sent investi. Mais ficher une nation n’est pas sans conséquence : trop précieux, trop précis, ce catalogue d’identités extra-aryennes déplaît aux nazis qui, en 1936, trois ans après leur arrivée au pouvoir, interdisent à la vente l’ouvrage jugé suspect, avant de mettre les stocks au pilon.
Reste que le grand œuvre de Sander est sans équivalent : « Si certaines images semblent traditionnelles, l’intention, elle – accorder, face caméra, une place égale à tous les corps de la société, sans juger, ni glorifier telle ou telle catégorie–, est révolutionnaire », estime l’historien de la photographie Olivier Lugon. Quoique hiérarchisé, le peuple entier fait l’objet d’une même attention. Cet égard, « très en phase avec l’idéal démocratique de la République de Weimar », n’a pourtant rien de tactique : « Sander revendique une photographie apolitique, sans biais idéologique ». Scrupuleuse, elle adhère à la neutralité chère aux disciples de la Nouvelle Objectivité, dont il reste à l’écart. « Il est le grand absent du photo-boom de 1929, rappelle Olivier Lugon. Très soutenu par les intellectuels, il n’en est pas moins isolé et sa photographie, qui partage certains traits formels avec celle de ses contemporains, semble animée d’une ambition supérieure ». Comme s’il gardait, avec la tendance, une distance pareille à celle qui le sépare de son sujet : « Sander ne regarde pas les gens comme des fruits », ironise Olivier Lugon. Sa manière frontale, rétive aux plans ultra serrés comme aux éclairages accusés, n’essaie pas d’infiltrer les pores de la peau, à l’inverse de Helmar Lerski (1871-1956) et ses Köpfe des Alltags (Têtes de la vie quotidienne), compilées par Hermann Reckendorf en 1931. Seule la légende ramène cette foule de visages humides et las à sa condition. Laquelle est en revanche flagrante chez Sander, où l’habit fait le moine, l’instituteur, le gitan. « C’est le degré zéro du portrait psychologique », admet Florian Ebner, chef du cabinet de photographie du Centre Pompidou et co-commissaire de l’exposition, reliant ce style tout en retenue, rivé sur les signes extérieurs, au nouveau type désabusé que l’historien de la littérature Helmut Lethen qualifie de « persona froide », cette indifférence de façade, parade citoyenne à l’humiliation de la défaite. Bien que superficielle, la nomenclature de Sander atteint son objectif : respirer le Zeitgeist, l’air du temps, par essence volatil. Un défi de tous les instants : « Sander apporte continuellement des retouches à son recueil, souligne Florian Ebner. Beaucoup de portraits y figurant sont issus de commandes passées avant la guerre de 14. Après 1945, il ajoute des portfolios sans lesquels son récit serait incomplet : Nationaux-socialistes, Persécutés, Prisonniers politiques et Travailleurs étrangers. Il a su adapter son corpus aux aléas de l’Histoire ». La somme « organique, et non monolithique » de cet esprit ouvert n’exclut ni les parias, ni la Neue Frau, archétype de la femme émancipée, coiffée à la garçonne, cigarette aux lèvres et cravate au cou. D’après son préfacier, l’écrivain Alfred Döblin, la visée encyclopédique de cette « anatomie comparée » dote la démarche de Sander d’un « caractère scientifique bien supérieur à celui des photographes du détail ». Ce sont eux qui, pourtant, occupent alors le devant de la scène, ces toqués de la « chose », sache en allemand, mot clé dont dérivent sachlich, « concret, sobre », et sachlichkeit, « objectivité ». Leur mise à jour de la nature morte sublime les formes et les matières d’articles hétéroclites vus de si près qu’ils en deviennent méconnaissables. À ce jeu-là, Albert Renger-Patzsch (1897-1966) est roi. En 1928, il publie à Munich, chez Kurt Wolff, Die Welt ist schön (Le Monde est beau). Le titre d’origine, Die Dinge (Les Choses), écarté par l’éditeur, aurait mieux convenu à ce vrac de cent splendeurs sans qualité, objets d’ici-bas élevés, selon le critique Hugo Sieker, du rang d’« archiconnu » à celui d’« inhabituel ». Comme si le « mystère de la création » se logeait au creux d’un fer à repasser, d’un verre ou d’une ampoule.
Ces motifs modestes suscitent le même « frisson » que ceux de Aenne Biermann (1898-1933), penchée sur trois œufs et leurs ombres portées, ou sur les feuilles molles d’un ficus elastica. Certes, les produits de l’industrie n’ont pas le monopole du cœur, et ceux de la nature séduisent aussi, comme en atteste l’index végétal de Karl Blossfeldt (1865- 1932), Urformen der Kunst (La Plante), sorti en 1928, fait de volutes Art nouveau sur fond neutre. Mais l’espèce qui envahit soudain le répertoire de la modernité n’appartient pas au règne du vivant : sites d’usines impeccables, machines rutilantes, architectures brutales... À mesure que le rythme du travail s'accélère, indexé sur celui de la production, le paysage urbain se transforme. Ce qui n’échappe pas à Sasha Stone (1895-1940), qui empile des panneaux signalétiques dans un photomontage repris en couverture du Einbahnstraße (Sens unique, 1928) de Walter Benjamin, ni à Martin Höhlig (1882-1948) qui, dans Berlin im Licht (Berlin la nuit, 1928), court les rues désertes peuplées de néons. La photographie, vieille d’un siècle, voit alors tout du même œil neuf et net et, dopée par la liberté de la presse, l’inventivité graphique des livres et revues illustrées, le grand bond de la publicité, produit des images en série, éloges purs et léchés du fragment. « L’exactitude et l'intégrité de ces représentations les ont rendues indispensables », décrète Gustav Stotz, directeur du Deutscher Werkbund à l’initiative de « Film und Foto », grand-messe célébrée à Stuttgart, au printemps 1929.
Mais réifier le réel n’équivaut pas à le restituer. Siegfried Kracauer, Ernst Bloch, Carl Einstein... Nombreux sont les critiques à voir dans cette photographie désincarnée à la logique cumulative le suppôt du taylorisme, un divertissement, le présage d’un système totalitaire, rationnel à l’excès. Il y a méprise, selon Florian Ebner, clamant l’innocence d’artistes incapables de deviner le désastre à venir, passés à la postérité : « Contrairement à la Nouvelle Vision qui s’effondre, la Nouvelle Objectivité survit bien après 1933. Elle devient populaire et ses recettes seront largement reprises, des amateurs jusqu’aux Becher ». Preuve que la photographie allemande, fille d’une société convalescente et corrompue, poursuit sa mue.
Allemagne / Années 20 / Nouvelle Objectivité / August Sander, Centre Pompidou, May 11 - Sept 5, 2022.
Connaissance des arts, H.S. n°975, May 2022.