Mannequin, actrice, espionne… La photographe et militante italienne Tina Modotti a eu autant de vies qu’un chat. Le Jeu de Paume s’attarde sur une œuvre radicale dévorée par son mythe.
En marche et de profil, une jeune mexicaine porte à l’épaule un grand drapeau rouge. Il ne claque pas au vent mais c’est tout comme, tant la détermination se lit sur ce beau visage grave tourné vers l’avenir, hors-champ. Reproduite en 1929 en couverture de la revue américaine marxiste New Masses, cette allégorie de grâce et de violence mêlées surgit aussitôt le doux nom de Tina Modotti prononcé. Au point d’y voir, quelque part, un autoportrait en creux : pareille à cette ouvrière dominant sa colère et la mine en grève de Jalisco, la photographe avance, prise dans la tourmente d’un siècle de luttes. Sur sa vie turbulente, nomade, trop brève, le Jeu de Paume s’étend, vingt-quatre ans après la dernière rétrospective que lui consacraient les Rencontres d’Arles, laquelle taclait déjà les clichés. “Rompre avec la représentation iconique de Modotti en muse hypersexualisée” est ainsi l’objectif déclaré de la commissaire Isabel Tejeda Martin, fascinée par l’œuvre radicale d’une irrésistible passionaria, plus connue pour ses convictions socialistes, ses courbes affolantes et ses conquêtes, nombreuses. Sophistiquée, engagée, libre, sa photographie lui ressemble. Aussi faut-il, pour bien la comprendre, remonter le cours heurté de son existence.
Née en 1896 à Udine, dans le froid du Frioul, Assunta Adelaide Luigia Modotti, troisième de six enfants, connaît l’usine à douze ans. Ses petites mains agiles confectionnent des vêtements tandis qu’elle vend les siens pour un morceau de pain. Son oncle Pietro l’initie à la photographie et son père Giuseppe, mécanicien, à la politique. À Ferlach, en Autriche, elle assiste sur ses épaules à un défilé de l'amicale ouvrière. Déjà solidaire d’une cause qu’elle servira bientôt de mille façons, elle n’oubliera jamais ce premier mai parmi la foule. En 1913, à dix-sept ans, elle quitte sa patrie pour la Californie. Après un périple en solitaire de quarante-cinq jours, elle débarque à San Francisco, où l’attend son destin. D’abord couturière puis mannequin cabine, elle rencontre en 1915 Roubaix de L'Abrie Richey, dit Robo, un dandy poète qui l’introduit auprès de la bohème locale. Le couple s’installe à Los Angeles où Modotti, star des planches, fait une carrière éclair au cinéma, cultivant ce goût du jeu dont un rare album de famille, présenté en début de parcours, ne fait pas mystère. En 1920, elle tombe sous le charme d’Edward Weston, pionnier de la photographie pure, de dix ans son aîné. Quand Robo succombe à la variole, elle entraîne son amant au sud du Rio Grande, vers ce Mexique nouveau qu’une révolution vient de mettre à feu et à sang. Là-bas, elle l’inspire et l’assiste en échange de leçons. Bientôt, l’apprentie s’affranchit de son maître, pictorialiste toqué de géométrie abstraite. En attestent, place de la Concorde, quelques regards croisés : en 1924, sous la tente d’un cirque itinérant, Weston n’a d’yeux que pour les coutures lézardant le chapiteau, réplique d’une toile d’araignée, quand Modotti cadre les paysans venus assister au spectacle. Deux ans plus tard, en vadrouille à Tehuantepec pour les besoins du livre Idols Behind Altars de l’anthropologue Anita Brenner, Weston fait poser la modèle indigène Luz Jiménez agenouillée sur une natte en feuilles de palmier, tandis que Tina Modotti la saisit sans effet, allaitant sa fille Conchita. Même constat devant les portraits d’Anita : là où Weston zoome sur son dos nu dont la forme floue rappelle celle d’un gros haricot blanc, Modotti vise son menton volontaire et sa coupe à la garçonne dans une série de quinze contre-plongées inédites. Moins formalistes, plus “honnêtes”, ses tirages entendent montrer “la façon dont vit l’autre moitié”, le petit peuple, cette classe travailleuse sur laquelle se penchent alors Jacob Riis, Lewis W.Hine ou Paul Strand, avant les reportages cultes de Walker Evans et Dorothea Lange, mandatés par la Farm Security Administration dans le cadre du New Deal. Labeur et folklore infusent aussi les fresques des muralistes Manuel Rodriguez Lozano, Jean Charlot, Xavier Guerrero et Diego Rivera, que Modotti admire et capture sur commande. En 1927, elle adhère au parti communiste mexicain et affine encore son style, graphique et près des gens, aussi direct qu’un slogan : quatre sombreros rivés sur El Machete, journal d’extrême gauche; une faucille en travers d’une cartouchière, elle-même à cheval sur une guitare; des mains sales croisées sur une pelle; des pieds nus usés par les champs… Dans ces rébus faits de symboles, de gros plans, l’effort de synthèse frise la métonymie. Certes, Modotti isole, compose. Mais elle s’en tient aux faits : “Son travail ne cherche pas à plaire mais se révèle bien davantage soucieux d’adhésion au réel, à une forme de vérité”, rappelle Quentin Bajac, directeur du Jeu de Paume, voyant dans ce souci de transparence, l’un des signes distinctifs d’une œuvre “longtemps étudiée à travers le seul prisme de l’influence d’Edward Weston”. L’union scellée entre esthétique et propagande en est un autre. Ainsi de ce focus oblique sur la machine à écrire de son compagnon Julio Antonio Mella, anarchiste cubain abattu sous ses yeux en 1929. Un an plus tard, accusée de tentative d’assassinat contre le président mexicain Pascual Ortiz Rubio, Modotti est contrainte à l’exil. Après six mois à Berlin, elle abandonne la photographie à Moscou “où il y a tant à faire”, comme elle l’écrit à la portraitiste allemande Lotte Jacobi. Membre hyperactive du Secours rouge international, elle agit sur le terrain, là où l’art semble vain. A-t-elle jeté son appareil dans le courant gelé de la Moskova, selon la rumeur romancée de Pablo Neruda ? Mystère. Reste que “l’idée fondamentale selon laquelle l’avant-garde historique serait le fer de lance de la transformation sociale s’est révélée être un échec pour elle”, analyse Isabel Tejeda Martin, attribuant son forfait à sa désillusion autant qu’à son caractère trempé, intolérant à la censure : “Elle a choisi de ne pas devenir l’instrument du parti”. Avec Vittorio Vidali, ardent stalinien et dernier homme de sa vie, elle prend part à la guerre civile espagnole, trempant de près ou de loin dans les purges sanglantes contre les milices du Poum, avant de revenir au Mexique en 1939 et d'y mourir à 45 ans, seule dans un taxi, victime d’une crise cardiaque. À sa fin tristement ordinaire répond, juste avant la sortie, un instantané grand comme une carte de visite où sa chienne Suzi fait le guet depuis son toit-terrasse. La “Mata Hari du Komintern” et Madame-tout-le-monde avaient donc ceci en commun : l’amour des bêtes.
Tina Modotti, l'œil de la révolution, Jeu de Paume, Feb 13 - May 12, 2024.
Connaissance des arts, March 2024.