Intacts et hors d’usage, les parfums de ma mère n’ont jamais quitté leurs flacons miniatures, confinés ad vitam sur l’étagère de la salle-de-bains. Leur sort me parle, évidemment.
Ma mère n’a pas d’odeur. Je ne peux pas la sentir. Ce n’est pourtant pas ce qui lui manque, des parfums : elle en a des tas, quatre-vingt sept pour être exacte. Son premier, c’était un Nina Ricci avec un bouchon compliqué, provocant, comme un chapeau de mariage. J’ai compris plus tard qu’il s’agissait de deux colombes échangeant un baiser. Derrière les torsades en cristal de son précieux écrin, le liquide brun, couleur de miel, avait de faux airs de whisky. C’est toujours le cas. Je ne l’ai jamais ouvert, pas plus que les quatre-vingt six autres, scellés comme lui par un interdit tacite que je n’aurais, enfant, bravé pour rien au monde. J’imaginais alors que si La Castafiore avait existé, elle aurait sans doute choisi ce parfum-là, séduite par la promesse que lui faisait son nom, d’être dans “l’air du temps”. La liste est longue des élixirs dont la silhouette sophistiquée n’a rien de celle, clinique et calibrée, de leurs versions revisitées, ces vulgaires échantillons passant de main en main, modernes mais anonymes, doses parmi les doses. J’ai longtemps présumé leurs arômes, hasardé leurs bouquets, croyant deviner à leurs têtes leurs notes de coeur, et inversement. Patchouli, vanille, fève tonka… mon flair rentrait bredouille et j’avais faim. Inconnues, leurs effluves m’étaient pourtant aussi addictives que celle, si familière, des balles de tennis neuves. Poursuivant mon enquête, j’en scrutais les contours délicats, le nuancier des jus, ambrés pour la plupart, à l’exception de quelques dissidents d’un bleu chimique et délavé à la surface desquels je n’aurais pas été surprise de voir flotter des excroissances de bébés phoques. Je déchiffrais les pattes de mouche mordorées qui formaient des mots ordinaires (Rendez-vous, Calèche, Huitième jour, Équipage), tropicaux (Fidji, Rumba), des mots d’extrême-orient (Balahé, Samsara, Ispahan). La somme de ces indices dressait le portrait-robot olfactif qui, en miroir, découvrait le visage de leurs propriétaires. Car ces parfums n'appartenaient pas à ma mère laquelle, refusant de les porter, les avait, pour ainsi dire, laissé tomber. Je les vengeais en me rendant complice de leurs cavales : dans le secret de mes pensées, ils rejoignaient leurs promises, des femmes du monde, fatales et accomplies, des femmes admirables, duchesses, amazones, ingénues, ravies d’avoir toujours en poche leurs coquettes fioles à essences. Savoir qu’elles ne lésinaient pas, aspergeant à la va-vite leur long cou de cygne d’un geste sûr et généreux me consolait. Oui, je me faisais du mauvais sang : comme toutes les choses de petite taille, ces flacons nains m’étaient naturellement sympathiques. Il suffisait que je songe un seul instant à leur vie en captivité pour que la pensée de ce destin brisé élargisse l’étendue de mon affection. Être minuscule, moins qu’une demi-portion, passe encore. Mais être privé d’air pur, de peau nue, empêché d’embaumer, défendu d’être humé, c’est une autre histoire. Dire ces sent-bon bons à rien serait mentir. Disqualifiées, ces fragrances ne sont pas pour autant inutiles : elles sont là pour faire joli. Sans sillage, elles donnent le change, séduisent les adeptes de lèche-vitrines, les fans de Polly Pocket, ou d’aquariums. Elles ne sont pas toutes remarquables, les peu communes sont rares et c’est tant mieux : les voir ensemble, unies, différentes, pareille à une famille recomposée, me plaît. Côte à côte, en rangs d’oignons, coiffées de sucres candi, on croirait un hameau enneigé, un cimetière américain. Parfois, je me demande si ma mère ne leur reste pas fidèle que pour tromper l’ennui : c’est que ces tombes liquides lui tiennent compagnie comme une portée de chatons, toujours câlins, à jamais domestiques. Je dois dire qu'ils sont très bien traités : la fine couche de poussière recouvrant à intervalles réguliers la niche où ils sont assignés, au sommet d’une étagère en osier blanc, repart aussi vite qu’elle est venue. Je me rappelle encore de cette manie qu’elle avait, lors de nos fréquents changements d’adresse, de les emmailloter dans d’épaisses feuilles de sopalin, comme les santons de ses crèches. Cette tribu de divins enfants embarquait pour un nouveau voyage, rageant, chaque fois davantage, de ne le faire qu’en vase clos. Elle ne savait pas qu’elle vivait là sa grande évasion. On dit que les odeurs transportent. Celles-là ne sont jamais parties.
Profane #11, Nov 2020.