« Eldorado », « enfer vert », « forêt vierge », « poumon de la planète »… L’Amazonie est une énigme que Sebastião Salgado s’évertue à résoudre. La preuve en deux cents images mises en son et lumière ce printemps à la Philharmonie de Paris.
« Quels effrontés (presque tous), ceux qui connaissent l'Amazonie. Pourquoi pas, pendant qu'on y est, connaître la mer. [...] C'est une forêt qui se dérobe. Elle est en fuite. Elle n'est pas à voir. Trop vaste pour nos yeux. Aussi invisible qu'un mammouth » écrivait le romancier et journaliste Gilles Lapouge dans ses Equinoxiales. Pourtant, la liste est longue des têtes brûlées qui prétendent l’avoir vue, cette plaine géante au milieu de laquelle coule un fleuve, le plus puissant au monde, cette poire de six millions de kilomètres carrés qui relie l'Atlantique au piémont andin, mordant allègrement sur le Brésil. Conquistadors, ethnologues, poètes, scientifiques, réalisateurs… depuis les récits d’explorateurs du XVIe siècle jusqu'au Fitzcarraldo de Werner Herzog, les représentations de la terra incognita abondent. Tant et si bien que sa mythologie l’a longtemps emporté sur la réalité. Jusqu’à ce que l’actualité brûlante n’inverse la tendance : on le sait, le poumon de la planète part en fumée, victime des dérives de l’exploitation minière et de l’agronégoce, largement encouragés par le président Jair Bolsonaro, climatosceptique assumé. Dans cet état d’urgence déclaré, les voix se lèvent. Parmi elles, celle de Sebastião Salgado, apôtre de la biodiversité, 76 ans, 1,90 m au bout duquel veillent des yeux bleu glacier sous d’épais sourcils blancs. Citoyen du monde, le Brésilien naturalisé français en 1976 est prophète en son pays, et en Amazonie, un peu chez lui. Né à Aimorés, à l’est de l’État du Minas Gerais, il grandit dans une ferme isolée sur les rives du Rio Doce, un fleuve doux sillonnant la vallée du même nom, grande comme le Portugal. Tout commence ici, parmi les hommes, les bêtes, et les arbres. Beaucoup d’arbres : sept cent cinquante hectares, ravagés depuis par la déforestation contre laquelle il mène une lutte acharnée. C’est la mission de l’Instituto Terra, l’ONG qu’il fonde en 1998 avec Lélia, son épouse et « associée en tout », pour sauver l'écosystème de la Mata Atlântica, la forêt atlantique primaire et, par la même occasion, son âme, brisée par l’horreur du génocide rwandais. Vingt-trois ans et deux millions sept cent mille arbres replantés plus tard, le combat continue.
Splendeurs et misères
Pour convaincre, il faut encore et toujours user de sa réputation, taillée en France, sa terre d’adoption. C’est là que l’étudiant en économie fuit la dictature militaire en 1969, là qu’il prend ses premières images, sur le tard, vers 30 ans, tandis qu’il évalue les retours sur investissement de l’Organisation internationale du café, qui l’emploie alors à Londres. Le temps passe et le passe-temps devient profession, en 1973, quand il entre dans la ronde des agences (Sygma, Gamma, Magnum) avant de créer la sienne, avec Lélia, en 1994, Amazonas Images. Bientôt, le système Salgado se rôde et produit en série des épopées humanistes en noir et blanc, déclinées en table books hors de prix et en expositions blockbusters. Peuples déplacés, travailleurs forcés, guerres tribales, catastrophes naturelles... Salgado rapporte du bout du monde ses splendeurs et misères. Aux premiers albums – Autres Amériques (19771984), Sahel, l’homme en détresse (1984-1985), La Main de l’homme (1986-1992) – succèdent Exodes (1994-1999) et Genesis (2004-2011), quête des origines dont la tournée mondiale bat des records de fréquentation. Un succès fou, tout compte fait normal : déserts, glaciers, jungles... Les paysages spectaculaires défilent et leurs mises en boîte contrastées, impeccables, forcément, impressionnent. Amazônia est de cette espèce : superlative. Fruit de six années d’exploration, la série, commencée en 2013, tient de l’élégie. À la Philharmonie, deux cents vues aériennes suspendues forment un dédale de phares dans l’espace laissé obscur selon les plans de Lélia, commissaire et scénographe. Stupéfiantes, elles ont toutes été prises depuis un hélicoptère de l’armée : « Les militaires sont ceux qui connaissent le mieux l’Amazonie, dont la portion brésilienne, la plus conséquente, notre sujet, mesure six fois la taille de la France. Nous achetions le carburant et en échange, nous pouvions les accompagner dans leurs missions. Grâce à eux, nous avons pu survoler des montagnes hautes comme les Pyrénées. Là-haut, il n’y a plus d’horizon, que des arbres à perte de vue, ce sont des reliefs difficiles à imaginer », commente Lélia. Autre phénomène naturel remarquable, les rivières volantes, ces masses de vapeur d’eau sorties tout droit des arbres et charriées par les vents, qui coulent dans le ciel comme les méandres d’un fleuve. Radieuse, l’Amazonie se montre sous son meilleur jour.
Une symphonie-monde
Une vision idyllique qui, comparée aux clichés catastrophistes colonisant les journaux, pousse à s’interroger. « Lutter pour la planète est à la mode », admet d’office Lélia, pour faire taire les mauvaises langues doutant de leurs bonnes intentions. « Les images de Sebastião sont une ode à la beauté », poursuit-elle, une simple incitation à la défense. En toute logique, touchés par sa grâce, nous serions plus enclins à conserver la nature telle quelle, à l’état pur. D’autant qu’il est paradoxalement moins délicat d’accéder aux sites où la déforestation fait rage : « Ils sont au bord des routes », rappelle Lélia, vantant le mérite de leurs expéditions périlleuses et répétées, en avion donc, mais aussi en bateau ou à pied, pour rejoindre les « okas », ces maisons communautaires perdues en pleine brousse, dont trois répliques sommaires trônent au centre de l’exposition. À l’intérieur, des portraits saisissants, filmés, photographiés, montrent les tribus et leurs chefs en tenue d’apparat. À l’exception de deux annexes vibrant au rythme des musiques traditionnelles de Pau Brasil et de Villa-Lobos, l’exposition bat la mesure d’une « symphonie-monde » composée par Jean-Michel Jarre à partir des foisonnantes archives sonores du musée d’Ethnographie de Genève (MEG). « Un travail de fourmi », selon Marion Challier, responsable des expositions à la Philharmonie, qui se félicite de ce regard croisé. « Jean-Michel Jarre a collaboré activement avec l’équipe scientifique du MEG pour restituer au plus près l’identité sonore d’une forêt qui n’a rien d’une canopée : elle est si touffue qu’il y fait presque nuit, et sa partition restitue bien cette sensation d’opacité. » La fidélité de ce medley de cinquante minutes a su convaincre les Salgado dès la première écoute, se souvient Lélia, sensible à la pensée universaliste du pionnier de la musique électronique, ambassadeur de l’Unesco depuis 1993. Le chant des oiseaux, le fracas des eaux... la bande originale sonne depuis quatre-vingts haut-parleurs et huit caissons de basses. L’expérience est totale. Et la campagne de sensibilisation, réussie.
Salgado Amazônia, Philharmonie de Paris, May 20 - Oct 31, 2021.
Connaissance des arts, Apr 2021.