Voilà un an qu’elle rongeait son frein. Le 22 mai, la Bourse de commerce ouvrait enfin ses portes. Visite tant attendue du nouvel écrin parisien de la collection Pinault.
Des ondées passagères trempent à intervalles irréguliers le parvis des Halles, où trois drapeaux gris comme le ciel claquent au vent. Leur toile légère, presque liquide, a dans l’air frais l’allure du métal en fusion. Posée là à mi-chemin entre le Louvre et le Centre Pompidou, en plein ventre de Paris, la Bourse de commerce ressemble à un ovni antique. Après un lifting de trois ans, elle est la nouvelle place publique d’une passion privée, celle de François Pinault pour l’art contemporain, partagée depuis 2006 à Venise, au palazzo Grassi puis à la punta della Dogana. Les lieux de mémoire conviennent à cette collection actuelle, dense et grinçante, faite au bas mot de dix mille œuvres, produites par quatre cents artistes depuis les années 1960. Deux cents morceaux choisis ont pris place sous la verrière de l’ancienne Halle au blé. «François Pinault était présent tous les jours durant l’accrochage. Il reflète ses choix personnels, même si Martin Bethenod, Matthieu Humery, Jean-Jacques Aillagon et moi-même y avons participé», assure Caroline Bourgeois, conservatrice de la collection du milliardaire, et membre de sa garde rapprochée. Isolées, le plus souvent en groupe, sculptures, peintures, photographies, installations et vidéos tournent en boucle autour d’un cylindre en béton armé haut de neuf mètres, épousant les lignes de la rotonde d’origine. Gigogne, l’architecture brutale et minimale de Tadao Ando donne le ton de cette «exposition-manifeste» où les propositions se croisent, s’imbriquent, se font écho. De sorte que l’espace immense, baigné d’une lumière zénithale marquant les heures tel un cadran solaire, fait l’effet d’une caisse de résonance. Pour un peu, il donnerait le tournis. Il faut dire qu’il n’est pas simple de se repérer dans cette arène de 6 800 mètres carrés, à la signalétique très – trop – discrète.
Qu’importe, tous les chemins mènent à destination, à en croire le panorama du XIXe siècle dépeignant le trafic de marchandises entre continents. Au sol, parmi des chaises éparses – de jardin, de bureau, d’avion, de musée – et une statue à l’effigie de Rudolf Stingel, trône une réplique de L’Enlèvement des Sabines de Giambologna. Signées Urs Fischer, ces vanités en paraffine n’ont – déjà – plus que six mois à vivre. Ici aussi, tout commence et s’achève. «La collection Pinault est une collection vivante qui ne prétend pas écrire l’histoire de l’art, résume Caroline Bourgeois. Elle porte en elle une forme de gravité, mais aussi un sens de l’humour, comme en témoigne la petite souris de Ryan Gander.» Reproduit en couverture du catalogue, le rongeur bègue apostrophe le visiteur depuis un trou creusé près de l’ascenseur au rez-de-chaussée. D’autres «œuvres in situ » détendent l’atmosphère : les vrais-faux pigeons de Maurizio Cattelan, postés au balcon du troisième étage, ou les «Guardians» de Tatiana Trouvé, curieuses assises inoccupées surveillant les salles au deuxième. Partout ailleurs, l’heure est à la prise de conscience : à l’entrée du Passage séparant la façade restaurée de son double en béton lissé, avant de croiser son reflet dans les vingt-quatre vitrines remontant à l’Exposition universelle de 1889 et toutes investies par Bertrand Lavier et ses grands «Chantiers» (armoire, extincteur, mobylette, violoncelle, ours en peluche…), Ici plage, comme ici-bas (2012), une frise acidulée de Martial Raysse, met en garde. Un seau d’eau tombé du ciel y douche l’enthousiasme d’une foule extravagante défilant sur la Côte d’Azur. Plus loin, toujours au rez-de-chaussée, une trentaine de ready-made subversifs donnent un juste aperçu de l’œuvre puissante, féroce et rare de l’Africain-Américain David Hammons, «hanté par la blessure du racisme ordinaire». «C’est la première fois qu’une institution lui consacre une exposition monographique, se félicite Caroline Bourgeois. François Pinault l’a rencontré il y a trente-cinq ans et en possède la collection la plus conséquente au monde. Nous avons tenu à présenter plusieurs œuvres de chaque artiste, en signe de sa fidélité. Il préfère approfondir plutôt que de papillonner.» Drapeau américain lacéré aux couleurs panafricaines (Oh say can you see, 2017), panier de basket orné de pampilles en cristal (Untitled, 2000), chats assoupis sur des tam-tams géants (High Level of Cats, 1998)… La tension est à son comble dans l’ancienne salle des pas perdus, plongée dans l’obscurit, à l’exception d’une cage en métal, aussi étroite qu’une cellule de prison, posée devant une carte traçant les routes commerciales à l’époque coloniale (Minimum Security, 2017).
À l’étage, six ensembles photographiques aiguisent notre sens critique. Tandis que Michel Journiac, Martha Wilson, Cindy Sherman, Richard Prince et Sherrie Levine dissèquent la théorie du genre, Louise Lawler revient sur l’aberration morale du Helms Amendment – prohibant le financement d’ONG facilitant les avortements à l’étranger –, voté en 1973 par l’écrasante majorité du Sénat américain. Les débats sur l’identité se prolongent au deuxième étage, où quatre séquences prouvent la vitalité de la peinture figurative. Fragmenté, spectral, lascif, le corps y est dans tous ses états. Montrés pour la première fois, l’Américaine Ser Serpas (née en 1995), la Chinoise Xinyi Cheng (née en 1989), l’Allemand Florian Krewer (né en 1986) et le Brésilien Antonio Obá (né en 1983) dialoguent avec la Néerlandaise Marlene Dumas, 67 ans, l’Américain Kerry James Marshall, 65 ans, la Suissesse Miriam Cahn, 71 ans, ou l’Italien Rudolf Stingel, 65 ans. Si le mélange — des genres, des générations, des nationalités, des médiums — est une constante à Venise et dans les expositions hors les murs, le soutien à la création en train de se faire semble ici renforcé. «Défendre l’émergence est une mission au cœur du projet culturel de François Pinault. C’est d’ailleurs là qu’il est assez exceptionnel, dans sa curiosité et sa rapidité d’engagement», remarque Caroline Bourgeois. Et de citer les visites répétées de l’atelier de Xinyi Cheng à Belleville, la découverte de Florian Krewer dans un espace alternatif de Chinatown, à New York, ou l’influence exercée sur la trajectoire de la Française Claire Tabouret – installée à Los Angeles en 2015 –, dont les portraits côtoient ceux de Lynette Yiadom Boakye ou de Peter Doig. Inclusive, concernée, réflexive, la collection Pinault surprend. Alors que ses valeurs sûres paradent simultanément à Venise (Bruce Nauman) et à Marseille (Jeff Koons), un même esprit d’ouverture règne tout au long du parcours, lequel s’achève avec un finale en sous-sol au rythme de musiques traditionnelles — jouées par Tarek Atoui (The Ground, 2019) — et des Gymnopédies de Satie, trafiquées par Pierre Huyghe dans une installation son et lumière inspirée d’une fiction d’Edgar Poe (Offspring, 2020). Dehors, au sommet de la colonne Médicis, vestige de l’hôtel de Soissons bâti au XVIe siècle pour Catherine de Médicis, à l’endroit même où ses astrologues contemplaient les étoiles, Philippe Parreno fait un autre récit d’aventure : la nuit venue, son «phare» brille et transcrit en morse Le Mont Analogue, roman inachevé de René Daumal. Un message conquérant et plein d’espoir adressé au ciel de Paris.
Ouverture, Bourse de Commerce - Pinault Collection, May 22 - Dec 31, 2021.
La Gazette Drouot, n°23, Jun 11, 2021.