Dans ses Réflexions sur l’art suisse parues en 1896, cinquante ans après la création de l’État fédéral, le peintre et architecte Albert Trachsel fait de l’exception helvétique une question de tempérament : garants de «l’unité psychique et par conséquent esthétique» de la nation, ses artistes, «montagnards par caractère», produisent des œuvres «viriles, musclées». À l’heure des avis de recherche identitaire, Orsay prend le cas d'une scène particulière dans la lignée de rétrospectives déjà consacrées à Arnold Böcklin, Ferdinand Hodler ou Félix Vallotton. «Existe-t-il un art suisse, ou seulement des artistes suisses ?», demande à juste titre la directrice de la conservation et des collections Sylvie Patry, commissaire avec Paul Müller de l’exposition. Serrés et lâches à la fois, les liens entre géographie et style se tissent au gré d’un parcours «chronologico-thématique» alignant soixante-quinze toiles rares, si ce n’est jamais vues. Elles ont été peintes entre 1890 et 1914, dans cet intervalle où, sur les pas d’Hodler et de Giovanni Segantini – pointures du symbolisme –, Cuno Amiet, Giovanni et Augusto Giacometti, Vallotton, Max Buri, Ernest Biéler, Hans Emmenegger, Édouard Vallet ou Alice Bailly ouvrent la «voie nouvelle» annoncée par le critique Mathias Morhardt. La majorité de leurs noms n’évoquent rien. Pourtant, du haut de leurs vingt ans, ils inventent des modernités plurielles, se forment à Paris, séjournent à Pont-Aven, copient Van Gogh et Gauguin, prolongent les débats postimpressionnistes. Eux aussi contribuent aux avant-gardes européennes. Alors, comment expliquer leur relatif anonymat ? Faut-il incriminer le folklore de leurs paysages alpins déserts et de leurs scènes de genre peuplées de bergers, de bûcherons ou de mères de famille ? Pas si simple, d’après la conservatrice. Si elle admet que «l’approche novatrice privilégiée par ces peintres contraste de façon singulière avec leurs sujets, dont est exclu tout motif reflétant la réalité de la vie moderne», elle n’en fait pas une affaire d’essence mais de circonstance. Aussitôt acquis par les musées et collectionneurs locaux – comme en témoigne la provenance des toiles ici réunies –, l’art suisse vit en vase clos. Typique ou générique, il est avant tout de son temps, perméable et mobile : «Il se caractérise par un puissant ancrage régional, tout en étant exemplaire de ce que Nicolas Bouvier appellera la “Suisse nomade”. Autant de trajectoires formant une géographie éclatée. Il s’agit bien d’inscrire l’art suisse dans le contexte international qui a été le sien et dans une histoire de l’art globale». Onze séquences s’attachent à prouver cette circulation des savoirs. La paix, à peine troublée par «l’inquiétant théâtre de l’intime» joué par Félix Vallotton et Sigismund Righini, y règne sans partage. «L’accrochage fluide dégage une atmosphère sereine. Je tenais à ce que l’exposition se ressente, irradie, comme la lumière, véritable obsession de ces coloristes hors pair. On y rentre par les œuvres elles-mêmes, par les chocs qu’elles provoquent». Témoins cette Bretonne couchée (1893) de Cuno Amiet, ivre de soleil sur une herbe rose vif, ou Le Grand Hiver (1904) d’Amiet encore – lequel mériterait une rétrospective –, océan de neige traversé par un minuscule skieur de fond. Plus troublant est le Reflet sur l’eau (1908) de Hans Emmenegger, ondoyant en fin de parcours parmi d’autres visions «cosmiques» : le lac des Quatre-Cantons y est méconnaissable, entre estampe japonaise et hyperréalisme.
Modernités suisses (1890-1914), Musée d'Orsay, May 19 - Jul 25, 2021.
La Gazette Drouot, n°23, Jun 11, 2021.