Lithographie, bois gravé, monotype, linogravure, eau-forte... Depuis 1985, l’imprimeur et éditeur Michael Woolworth excelle sur presses manuelles. Rencontre dans son atelier de la Bastille où l’art se fabrique à tour de bras.
Au bout d’un sage passage de la turbulente rue de la Roquette, la porte de Michael Woolworth est toujours ouverte. Du matin au soir, cinq à six jours sur sept, artistes, galeristes, critiques, ou commissaires battent le pavé de la Cour Février, invités à créer, débattre, déjeuner. Il y a de la joie à cette adresse, la quatrième occupée par l’atelier ouvert en 1985 rue Saint-Louis-en-l’Île, passé de Montparnasse à Malakoff avant de prendre racine en 2005 à deux pas du Génie de la Bastille. “J’ai commencé avec Franck dans le Marais. Au fond, je n’ai pas beaucoup progressé dans la vie (rires)”.
Un Américain à Paris
Franck, c’est Franck Bordas, petit-fils du lithographe Fernand Mourlot, et fils de l’éditeur Pierre Bordas. Par hasard ou coïncidence, Michael le rencontre en 1979, l’été de ses dix-neuf ans. Né à Augusta dans le Maine, il séjourne à Paris, première étape supposée d’un tour d’Europe. Avec son français hésitant, il écume les bars américains des Halles en quête d’une place de serveur, quand un ami peintre lui conseille d’aller voir rue des Guillemites, où Bordas vient d’ouvrir un atelier de lithographie. C’est une révélation : initié aux mystères des pierres, il ne reprendra jamais le chemin de sa fac de géologie. Très vite, il collabore avec les plus grands : Mata, Dubuffet... “Le souci, quand on démarre au sommet, c’est d’y rester” ironise Woolworth, rageant de n’avoir eu le cran de contacter Henri Michaux, dont il avait pourtant le numéro. Quand six ans plus tard, il s’installe à son compte, il embarque Pierre Mabille, Jorge Camacho, Daniel Pommereulle... “Je voulais revenir à l’impression traditionnelle, Franck commençait à s’équiper de machines mécaniques. Je trouvais ça sensationnel mais au fond, ce qui m’intéressait, c’était la lenteur, la recherche, la physicalité… Tout ce qu’apporte une presse à bras, sans électricité. Et c’est toujours le cas”.
Sous pression
Elles sont aujourd’hui cinq à rouler à l’huile de coude - trois lithographiques et deux taille-douces, réservées aux formats XXL, jusqu’à 300 par 150 centimètres, sa spécialité. Cinq presses françaises de la fin du XIXe siècle, réputées increvables : “Elles ont été conçues de telle façon, avec des matériaux si nobles, que je ne fais rien de spécial pour les entretenir. À part les enduire de graisse de temps en temps”. Massif, son arsenal n’est pas à l’étroit dans ce 200 mètres carrés sous verrière : “C’est suffisamment grand pour avoir de l’ambition et suffisamment petit pour la limiter”, plaisante Woolworth, du haut de son solide mètre quatre-vingt-dix. À taille humaine, son entreprise ne compte que deux salariés : le breton Julien Tohry et l’espagnol Paul Moragues. “Ils sont le prolongement de mes bras : eux s’occupent des tirages, moi des essais.” Ni l’un ni l’autre ne sont là ce matin, pas plus que la bande de stagiaires zélés défilant en continu dans ce “QG de l’impression en France” : c’est vendredi, jour de relâche pour la fine équipe qui d’ordinaire s’active en musique avant et après la sacro-sainte pause déjeuner, fait maison et servi sur la longue table à manger et à vivre, centre autour duquel leur monde gravite. Le maître des lieux, lui, reste sous pression. Il suffit de suivre son compte instagram, catégorisé “Arts et divertissement”, pour juger de son agenda de ministre. “Je suis un homme orchestre” lâche-t-il près d’une montagne de cartons en partance pour la Fondation Beyeler. À l’intérieur, cent-cinquante exemplaires du portfolio “Ever Goya” édité par la maison Cahiers d’Art, compilant chacun vingt-et-un hommages rendus par Miquel Barcelo, Anne Imhof ou Robert Longo. Plus loin, trépignent une dizaine de planches d’Abdelkader Benchamma : elles prennent ce matin-même le train pour Avignon, juste à temps pour l’inauguration de l’exposition “Rayon Fossile” à la Collection Lambert. Tout près, les premières épreuves d’un livre d’artiste destiné aux seuls membres de la société des Francs Bibliophiles, reprennent les Discours de Suède prononcés en 1957 par Camus, sacré Prix Nobel de littérature. L’ouvrage est signé Jean-Michel Othoniel, “un habitué” : au Petit Palais, son Théorème de Narcisse compte quatre immenses lithographies sur toiles, recouvertes de feuilles d’or blanc. “Tout l’enjeu était de mettre sous presse un châssis de cinq centimètres d’épaisseur. Il a fallu trouver les contre formes capables de lui redonner sa planéité. Nous avons mis deux ans à établir un protocole sûr en une seule passe”.
Laboratoire de création
Woolworth s’y connaît en expériences limites. À force, les missions impossibles sont même devenues sa marque de fabrique. En 2019, pour l’ascète Lee Ufan, il trouve le moyen de graver en pointe sèche un rouleau de papier japonais long de cinq mètres, selon la tradition de l’emaki : “Il tenait à ce que la matrice constitue une seule et unique plaque de métal pour éviter les raccords. Il a donc fallu agrandir le plateau d’impression et créer des outils d’incision spécifiques”. Au rayon records, Woolworth liste aussi ceux battus pour José Maria Sicilia : qu’il plonge des lithographies dans de la cire d'abeille (You’re Alone, 1992), imprime huit volumes débrochés d’une édition originale augmentée de folios sur papier japonais (Le Livre des Mille et une Nuits, 1997-98), passe des fleurs encore fraîches sous presse (En Flor, 1999-2000), ou grave 84 carreaux de plâtre formant un “tapis” de neuf mètres par trois (Somos un pozo que mira el cielo, 2004), les idées folles fusent. Et les projets s’accumulent.
Passion édition
Car l’atelier jongle sans interruption entre les commandes du Musée des Beaux-Arts de Caen, des éditions Louis Vuitton, ou de la Galerie Lelong, et ses propres éditions : “Depuis deux ans, nous en avons produit cent vingt-trois, ce qui est énorme par les temps qui courent”. Woolworth n’a pas attendu la crise pour cultiver sa différence : “Clot, Bramsen & Georges, René Tazé, Arcay, À Fleur de Pierre… des concurrents, il y en a. Des ateliers se revendiquant éditeurs en revanche, ça ne court pas les rues”. Parmi les titres à paraître, All new ghosts de Christian Schwarzwald, un livre de 80 pages et autant de monotypes, deux ensembles de bois gravés de Gilgian Gelzer, résultats d’une combinaison aléatoire de matrices “façon free jazz”, ou encore Le Pouvoir de Stéphane Pencréac’h, troisième volet d’une trilogie entamée avec Le Démon (2008) et L’enfer (2012), sorte de “jeu d'échecs avec un roi en bronze sculpté, une vingtaine de portraits d’hommes politiques et un texte de DOA, le James Ellroy français”. Woolworth ne fait pas mystère des difficultés à écouler ces livres-objets au tirage pourtant très limité (trente ou quarante exemplaires). “Je ne lance pas de souscriptions, ni de préventes. Évidemment, j’alerte collectionneurs, institutions, bibliothèques… mais rien n’est jamais acquis. Avant, je pouvais compter sur les subventions accordées par le département bibliophilie du CNL. Mais il a été saqué il y a six ans par les pouvoirs publics, au motif qu’il ne devait soutenir que les éditions diffusables. Depuis, je produis, je sors, et qui m’aime me suive.”
Affaire de famille
Par chance, ses fidèles sont légion : Marc Desgrandchamps, Jim Dine, Bertrand Lavier, David Shrigley, Djamel Tatah… “Et la famille ne cesse de s’agrandir” se réjouit-il, pariant sur les meilleurs espoirs féminins Claire Chesnier, Eva Nielsen ou Loucia Carlier, lauréate de la Bourse Révélations Emerige 2020. “Sans les jeunes, le métier est cuit !”. Confiant, il croit en cette génération biberonnée aux écrans que le mode de vie slow et les manies bio ramènent au manuel. “Il n’y a qu’à voir aux Beaux-Arts ou aux Arts déco : ils refusent du monde en image imprimée !”. À chaque famille, sa réunion : depuis 2015, la leur se nomme Multiple Art Days. La 7e édition de ce salon dédié aux pratiques éditoriales contemporaines “du fanzine à l'œuvre rare” se tiendra en septembre 2022 à la Fondation Fiminco, à Romainville. En attendant, les presses de la Bastille tournent à plein régime.
Stéphane Pencréac’h, Atelier Michael Woolworth, Dec 6, 2021 - Feb 12, 2022.
La Gazette Drouot, n°40, Nov 12, 2021.