« Devant la toile, je n’ai aucune idée », se lamente Henri Matisse en novembre 1929. Difficile d’imaginer le géant moderne, alors encensé de Paris à Berlin et de New York à Bâle, en proie au doute. Et pourtant, à bientôt 60 ans, âge virage où pleuvent les hommages, le fauve en cage rumine. À preuve, en début de parcours, ce tableau de 1927 où pose pour la toute dernière fois Henriette Darricarrère, modèle favori de la période niçoise : sa face sévère, digne des portraits du Fayoum, a l’air bien accablé derrière sa voilette, et son corps nu caché sous un peignoir, lui-même masqué par une grille jaune, semble las d’être vu. Peinture de l’impasse, « aussi tragique que la Joconde » selon Aragon, ce prêt du MoMA de New York annonce le renouveau. Lequel arrive en mars 1930, quand Matisse quitte son ennui pour les États-Unis, avant de gagner Tahiti. Parti sur les traces de Gauguin, il tombe sur Murnau, en plein tournage de Tabou, dont un court extrait suffit à montrer ce que chacun vient y chercher : la lumière. Dès lors, son art, toujours plus simplifié, gagne en clarté. À peine rentré, sa confiance restaurée, l’artiste accepte la commande du collectionneur Albert C. Barnes d’un décor monumental pour sa fondation de Merion, près de Philadelphie. Ce sera La Danse, dont la troisième et dernière version, livrée en 1933, lointain écho des fresques de Giotto, inaugure la technique des papiers découpés. Deux ans plus tard, Matisse innove encore au fusain, cette fois inspiré par les courbes de Lydia Delectorskaya, bonne fée de son atelier du Régina où campe La Verdure, « tableau d’expérience » sans cesse repris jusqu’en 1943. Le temps a des vertus et le maître prend le sien, photographiant les états de ses œuvres, tel le Grand nu couché (1935), pop avant l’heure, venu de Baltimore. Place enfin aux scènes d’intérieur de ses « jardins d’hiver », pleines de philodendrons, de citrons et de blouses roumaines. Ainsi s’achève l’histoire d’une crise et de sa sortie, contée au fil des belles pages de Cahiers d’art, la revue d’avant-garde de Christian Zervos dont seize numéros flattent l’égal de Picasso.
Matisse. Cahiers d’art, le tournant des années 1930, Musée de l'Orangerie, Mar 1 - May 29, 2023.
La Gazette Drouot, n°13, Mar 31, 2023.