Formidable rempart à la morosité ambiante, l’oeuvre graphique et incandescente de Matisse diffuse ses bonnes ondes au Centre Pompidou. Plongée dans une rétrospective épaisse, comme un roman.
Bleue, noire, grise et verte, quatre bandes inégales rayent de haut en bas la surface de la toile. Le roman d’une vie, celle d’Henri Matisse (1869-1954), monstre moderne et éternel rival de Picasso, commence ici, à Collioure, en 1914, dans l’embrasure d’une porte-fenêtre. C’est à cette nuit américaine, sorte de Rothko à l’envers, le “plus mystérieux des tableaux jamais peints”, qu’Aragon pense quand il écrit les premiers mots d’Henri Matisse, roman, son livre-somme paru chez Gallimard en 1971 : « La porte s’ouvre sur le passé. Ou la fenêtre ». Claire et baroque à la fois, la matrice sans pareille de cette monographie, “objet littéraire-limite”, fournit la “trame visuelle” de la cérémonie marquant, avec un an de retard, le 150ème anniversaire de la naissance du maître-à-danser. Là-même où, en 1993, “Henri Matisse, 1914-1917” revenait sur ses années ardentes, et en 2012, “Paires et séries” recensait ses associations libres. Il faut dire que Matisse est ici chez lui, la collection du Musée national d’art moderne - dont une centaine de morceaux choisis dialoguent pour l’occasion avec des pièces d’exception en provenance, notamment, des musées Matisse de Nice et du Cateau-Cambrésis - figurant parmi les plus représentatives de son grand oeuvre peint, dessiné, gravé, sculpté. Dans l’ensemble, ils sont 230 - sans compter les 70 documents d’archives - à faire leur cirque, comme autant de lions en cage. À l’inverse, leur mise en espace semble bien domestique et, pour un peu, manquerait presque de panache. Déclinant le principe d’équivalence postulé par son titre, l’exposition mime un livre ouvert auquel une longue vitrine, pleine des pages imprimées et couvertures signées, entre autres, pour la revue Verve, sert de tranche. De chaque côté, neuf salles-chapitres ménagées d’annexes-notes de bas de page, dressent un portrait plus sensible que savant du peintre fauve. À condition de lire entre les lignes des auteurs, critiques et poètes cités par la commissaire Aurélie Verdier tout au long de la “suite ininterrompue de remises en jeu” qui sépare les premières natures mortes et nus académiques (vers 1896), des papiers découpés de Jazz (1943-47). Car le sentier “ascensionnel” menant par paliers chronologiques au décor de la chapelle du Rosaire de Vence, chef-d’oeuvre ultime et total que Matisse entame à quatre-vingts ans en chaise roulante, s’emprunte guidé par les belles lettres de Louis Aragon, Clement Greenberg, Charles Lewis Hind, Georges Duthuit, Pierre Schneider, Jean Clay… et Matisse lui-même. Lui qui cherchait “une écriture pour chaque objet” a sans doute trouvé la raison d’être d’une entreprise décorative et sophistiquée, hédoniste à souhait, visant à administrer à l’humanité entière un “calmant cérébral, quelque chose d'analogue à un bon fauteuil" : “L’espace créé peut être vide comme une pièce d’appartement mais l’espace est tout de même créé. Suis-je clair ? ». Limpide. Il n’y a qu’à voir ces “blocs lumineux” éclaboussés de couleurs “radioactives”, saturés de signes - étoffes, poires, vases, odalisques, huîtres, chats, buffets, géraniums, poissons rouges, tables, fougères, chaises, barques, tapis, balcons, oranges, magnolias - et pourtant légers comme l’air : “Par leur rythme, c’est la vie même” que ces toiles d’atmosphère, statiques et agitées, “communiquent”. Comme cet Intérieur aux aubergines (1911), fragile détrempe à la colle généreusement prêtée par le Musée de Grenoble et dont le déplacement créé à lui seul l’événement : dans cet “univers en expansion” où “le centre est partout », l’oeil circule, se perd et frise.
Matisse, comme un roman, Centre Pompidou, Oct 21, 2020 - Feb 22, 2021.
Unreleased review commissioned by La Gazette Drouot.