Près de trois carapaces de tortues, un orgue toise un collier d’os. L’art du plasticien et réalisateur Mathieu Kleyebe Abonnenc sonne comme un rébus : pour le comprendre, il faut déchiffrer les messages cachés derrière chacune des sculptures, vidéos et installations occupant le troisième étage de la manufacture des Œillets. Toutes puisent dans l’œuvre visionnaire de l’écrivain guyanien Wilson Harris (1921-2018) la matière d’une réflexion poétique, sinon cosmogonique, autour des zones d’ombre de l’histoire coloniale et postcoloniale. Ce que le titre de l’exposition, emprunté aux Damnés de la terre du psychiatre et essayiste Frantz Fanon, laisse entendre. Mieux vaut donc se munir de la feuille de salle pour résoudre l’énigme posée là, entre un réchaud à gaz vide, une cafetière rouillée et un vieux chandelier. Ainsi apprend-on que ces objets utiles et hors-service appartenaient à Joseph Bernes, ex-orpailleur et propriétaire de la maison acquise par la mère de l’artiste en 1984 - deux ans avant que n’éclate la guerre civile du Suriname - le long du fleuve Maroni, à Wacapou, village-fantôme aujourd’hui englouti par les bois, et jadis prisé des chercheurs d’or. Le passé d’Abonnenc conjugué à celui de la Caraïbe entière fabrique des totems hybrides, allusions à une foule de mythes anciens et de luttes actuelles : rites cannibales, chute de l’empire Inca, pollution des rivières, trafic de mules… À mesure qu’avance le parcours, l’obscurité grandit, épaisse comme la jungle dont Thomas Tilly capte les bruits humides tandis que résonne La musique des paysages vivants jouée par Wilson Harris sur les ondes de la BBC en 1996; affolante comme la cale d’un navire négrier où feint de se contorsionner la danseuse et chorégraphe Betty Tchomanga, avatar d’Anansi, l’araignée savante du folklore africain.
Dans ce lieu de déséquilibre occulte, Mathieu Kleyebe Abonnenc, Le Crédac, Jan 15 - Apr 4, 2023
La Gazette Drouot, n°7, Feb 17, 2023.