Les États-Unis viennent de tourner la page Trump mais semblent avoir oublié leur propre nom. L’amnésie ne date pas d’hier, nous rappelle le photographe Mark Steinmetz. Sa pastorale en noir et blanc est la chronique modeste d’une Amérique dont « l’insouciance est sortie du cadre, quelque part après Reagan et Bush, et avant Clinton ». Attaché aux détails du quotidien, à ces « petits riens » noyés dans les standards de la culture populaire, il nous aide à recoller les morceaux.
Un chien traverse une autoroute sous un soleil de plomb. Il n’est pas à mi-chemin que déjà il s’incline sur ses pattes avant, comme s’il tirait sa révérence devant une divinité apparue hors-champ. Ce n’est qu’une supposition, une version possible des faits. L’impression donnée par l'interruption soudaine de sa course. Peut-être que l’animal reprend en vérité son souffle, que ses chances d’atteindre son but – l’autre côté de la route – en un seul morceau sont moins faibles qu’il n’y paraît. Cette scène, qui a lieu quelque part dans l’Utah en 1964, est d’autant plus tragique qu’on y assiste impuissant, depuis le siège conducteur d’une Ford – autre hypothèse – dont le pare-brise sale, rai de lumière entre deux bandes aveugles, occupe la majeure partie de l’image, prise à contre-jour. Vite vue, on dirait une paupière entrouverte, ou un écran de projection. Cette allégorie n’est pas de Mark Steinmetz mais de Garry Winogrand, légende de la photographie de rue dont la mort brutale, en 1984, laisse inachevée une œuvre aussi boulimique que son sujet : l’Amérique d’après-guerre. Steinmetz la découvre adolescent, dans un livre emprunté à la bibliothèque de son lycée, à Iowa City. A l’été 1983, après un premier semestre à la Yale School of Art, il quitte New Haven pour Los Angeles, repère supposé de Winogrand. Steinmetz a 22 ans, Winogrand en a 56, et la fréquence de leurs rencontres – sept fois en un mois – n’a rien de fortuit. Steinmetz apprend à photographier à la manière de son aîné, sur le vif : une patineuse à roulettes transie par la musique; un couple de vieux, les yeux dans les yeux, agglutinés sur un banc, un garçon scrutant les paumes de ses mains tandis qu’une dame, sans doute sa grand-mère, contemple la jetée; les reflets du soleil dans l’arrosage automatique sur une pelouse fraîchement tondue... L’essentiel de son vocabulaire est là, encapsulé dans cet album de jeunesse, paru trente ans plus tard, en trois volumes chez Nazraeli Press, sous le titre économe Angel City West.
Photographier son jardin
Un tel délai est courant chez Steinmetz. Dans le temps qui s’écoule entre la prise de vue et son traitement, le photographe poursuit sa patiente collecte de hasards heureux. Les dates, parfois les lieux, se chevauchent, de sorte que l’on peut vite s’égarer dans l’océan argentique où il déverse ses instantanés, plus gris que noirs et blancs. Il accorde autant d’importance à ses livres qu’à ses tirages-maison. Une vingtaine d’ouvrages lui permet de fixer les contours de séries-fleuves qui, autrement, ne connaîtraient pas de fin. Alors que ses Berlin Pictures viennent de paraître chez Kominek Books, trois autres projets sur papier l’occupent déjà : ATL d’abord, une suite de vues récentes prises dans et autour de l’aéroport international d’Atlanta; son album souvenir de Chicago entre 1988 à 1991, toujours chez Nazraeli Press; Rivers & Towns, troisième sortie attendue d’ici 2022, sur la décennie 1980 qu’il a passée dans le Connecticut, entre Wesleyan University et Yale, les communautés ouvrières et les cours d’eau. Anciens et nouveaux à la fois, ces ensembles s’apprêtent à enrichir le volet américain d’une œuvre baladeuse qui - exception faite des champs d’oliviers italiens (Tuscan Trees), des parcs et jardins français (Paris in my Time), ou des trottoirs allemands (Berlin Pictures) - s’aventure rarement hors frontières. La raison est simple : Steinmetz, né à New York il y a soixante ans, photographie là où il se trouve. Aux États-Unis donc, sillonnés au gré de ses études d’abord, de ses affectations d’enseignant, ensuite. En 1999, un poste libéré à l’Université de Tennessee l’incite à s’installer à Athens, petite ville sans histoire de l'État de Géorgie, 100 kilomètres à l’est de la turbulente Atlanta.
C’est là que Steinmetz vit et et mûrit sa trilogie sudiste, parue entre 2007 et 2009 – South Central (1991-1993), South East (1994-2001), Greater Atlanta (1994-2009) – avant que deux prequels édités par Stanley Barker – Fifteen Miles to K-Ville et Past K-Ville – achèvent de planter le décor de sa chronique bizarrement tendre. Géorgie, Kentucky, Tennessee, Mississippi : des États du Sud qui véhiculent à peu près toutes les idées, sauf celle de la dolce vita. D’où la surprise causée par ces portraits et paysages doux-amers qui, mis bout à bout, recollent les morceaux d’une Amérique désunie : les enfants, les petites bêtes et les arbres y chassent les fantômes de la guerre de Sécession, de la Grande Dépression, les âmes damnées des trap houses. Ni bruit, ni fureur dans ces scènes alanguies peuplées de visages et de terrains, tous vagues, comme si Flaubert avait avalé Faulkner. Les Américains de Mark Steinmetz ne se battent pas, ils s’aiment. Et ceux qui ne s’aiment pas, attendent. Qu’attendent-ils vraiment ? L’amour, le vrai, la gloire, la fin ? L’image ne le dit pas. Elle ne dit pas grand-chose d’ailleurs, elle sous-entend. En surface, rien de méta, pas d’effets spéciaux. Un chat est un chat, une voie de garage, une voie de garage, et ainsi de suite. Chacun vient comme il est, Steinmetz le premier, lui qui veille à rester naturel, éternel « amateur ».
Anonymat militant
Ce mode intuitif n’est pas neuf, à en croire Peter Galassi qui a préfacé le livre South East : Steinmetz s’inscrit dans la « vénérable tradition d’errance photographique qui mise tout sur l’ordinaire », cette voie documentaire ouverte par Walker Evans et Robert Frank, empruntée par Garry Winogrand donc, Lee Friedlander, Ed Ruscha, Robert Adams, Tod Papageorge, Lewis Baltz, Anthony Hernandez. Ou côté couleur, Joel Meyerowitz, William Eggleston, Joel Sternfeld et Stephen Shore. Peu de photographes sont autant attachés au quotidien que ceux-là. Peu ont relevé avec une telle constance ces détails sans importance, parfaitement simples et par conséquent prodigieux, ces petits riens noyés dans la masse d’objets standards que produit en série la culture populaire. Steinmetz connaît ses classiques, cinéma compris : aux films noirs, il doit son sens du suspens; à Wenders ou à Antonioni, un peu du tempérament sinistre de ses plans-séquence où la ville sert tantôt de toile de fond, tantôt de premier rôle. Steinmetz s’en fiche pas mal des événements, des têtes connues. Il n’a d’yeux que pour les anonymes et les faits divers – un match de baseball, une fête foraine, la foudre. Cette stratégie d’évincement lui donne un côté sagace, un brin punk. Et sa logique cumulative nous renseigne : aussi longtemps qu’elle reste célibataire, une image de Steinmetz, a priori transparente, demeure opaque. En dépit des informations qu’elle contient, elle garde le silence, têtue, ou plutôt « pensive », pour citer Barthes. C’est quand l’image est en bande, parmi d’autres, beaucoup d’autres, quand l’équipe est au complet, que les langues se délient. Les lieux, par exemple, sont tous communs – stations-services, rues, routes, parkings, arrière-cours, porches, bois, stades. Périphériques, ils conviennent aux activités de plein air, solitaires ou partagées, oisives, du moins jamais laborieuses. Leur registre est intermédiaire : ni domestique, ni sauvage. On ne fait qu’y passer.
Ils sont Américains, typiquement Américains. Difficile de savoir pourquoi, au juste. Bien sûr, il y a les voitures et les cabines téléphoniques, motifs récurrents et seuls éléments datables, accessoirement, de ce tout indéterminé. Quoi d’autre ? Un pan d’architecture, de nature, un look, une certaine lumière, une certaine moiteur. Steinmetz établit ce lien de cause à effet (humidité - luminosité), caractéristique du sud dont il aime la chaleur, le chaos, la végétation rampante, ce microclimat qui détend l'atmosphère au point de la faire transpirer. Ses sujets suent aussi. Ils ne sont membres d’aucune minorité visible : ce sont des citoyens lambdas de la classe moyenne, plus basse que haute. Leurs regards, quand on les croise, ne sont pas fuyants. Rien ne presse, ils se tiennent tranquilles. Ils ont généralement l’air sympathique, “à l’aise”, candide ; ils ont la peau blanche, une attitude. Comme Steinmetz, qui les remarque et prend leur portrait, avec ou sans permission. Tous sont distraits, songeurs, insatisfaits. Surtout les plus jeunes, absorbés en leur for intérieur, sur un banc de touche ou à l’arrière d’un bus. Les affres de l’adolescence, âge virage, retiennent toute son attention. Ainsi de ces aurevoirs, à ses yeux “insoutenables”, échangés entre deux bandes de filles rivales que l’été a rendu inséparables. Ou de cette mêlée de garçons maladroits, courant les yeux fermés après une balle volante. Les séries The Players (1996-1990) et Summer Camp (1986-2003), poursuivies simultanément, prennent ces menus tracas très au sérieux : dans les gradins, les sacs de couchage, aux tables de pique nique, se trament des tas d’intrigues, de rites initiatiques. Les “kids & teens” de Steinmetz ne sont pas innocents. Ils sont en train de comprendre ce que l’avenir leur réserve, et il n’y a pas de quoi rire. Quelque part « après Reagan et Bush et avant Clinton », l’insouciance est sortie du cadre.
Faire ses comptes après Trump
L’ère Trump n’a rien arrangé, au contraire. Steinmetz, chez qui la qualité de l’air est une affaire sensible, dit même combien elle a plombé l’ambiance, jusqu’à lui couper l’envie de sortir. Joint en visio une semaine avant l’investiture de Joe Biden, il se sent plus « léger », moins « sous pression », « non pas que le 6 Janvier ait été une catharsis ». Pendant le confinement, il a fait le tri dans ses archives, des photos de sa fille de quatre ans, de vieilles maisons neuves, de chats. De ce qui reste. Pour s’occuper, sauvegarder. « Garry Winogrand est mort subitement, un avion pourrait nous tomber sur la tête… Ce n’est pas tant une question de postérité que d’avenir. Je me demande ce que le futur aura besoin de savoir du présent ». Il garde une trace de la civilisation dont la permanence, vrai réconfort, semble toujours en sursis : « Steinmetz révèle l’un des vilains secrets de l’Amérique : malgré la promesse de mobilité pour tous, la vie de beaucoup de familles ne s’est pas franchement améliorée au fil des générations » remarque le critique Richard B. Woodward, dans la préface de South Central. Le temps passe, les déterminismes restent. La photographie en est une preuve, qui non seulement enregistre mais mesure le changement. Ou, en l’occurrence, son absence. Jamais compatissantes, ni trop cliniques, celles de Steinmetz sont honnêtes, juste normales. Les questions qu’elles soulèvent rappellent celles que posaient au début des années 70 les déserts urbains de Lewis Baltz, pleins de façades dépouillées : « Quelle sorte d’individu serait produit par cet environnement ? Quelle espèce de nouveau monde construisait-on là ? Était-ce un monde où les gens pourraient vivre ? Réellement ? ». Steinmetz n’est pas si catégorique. Mieux, il dédramatise. Ce que suggère sa South trilogie, dont chaque tome s’ouvre sur un graffiti en forme de cœur et s’achève sur un gag animalier – un chat imberbe méditant à la fenêtre, un écureuil écrabouillé sur l’asphalte. Ces images clés opposent à l’horizon bouché deux planches de salut : romance et dérision.
Mouvement n°110, May - Jun 2021.