Moisson d’un demi-siècle, l’oeuvre de Marc Riboud, disparu en 2016, rejoignait la même année les collections du Musée Guimet. Cet automne, trois cents morceaux choisis y rouvrent l’oeil géomètre et bienveillant d’un éternel passager.
“Histoires possibles”. Prudent, le titre avance à pas feutrés. Il est à l’image de Marc Riboud, aventurier taciturne qui se glissait parmi les êtres et les choses “comme un chat”. “Nous en avions envisagé un autre, “À hauteur d’homme”, tout aussi à propos, mais qui nous aurait contraints à rester dans le cadre étroit défini par l’humanisme, un mot-valise vidé de son sens. La tentation est grande d’analyser l’oeuvre de Riboud d’un point de vue militant. Nous voulions justement défaire cette lecture trop orientée en incitant à une variété de prismes” commente Sophie Makariou, présidente du Musée national des arts asiatiques – Guimet, et commissaire générale de cette rétrospective événement opérant la synthèse des cinquante mille négatifs, diapositives et épreuves sur papier entrés en août 2016, selon le voeu de leur auteur, dans les collections nationales. “Il s’agit d’assurer une transition douce vers une patrimonialisation d’un travail dont la capacité à produire du dialogue est assez extraordinaire : son oeuvre doit rester une matière vivante, un objet de lecture, de réinterprétation et de diffusion au sein d’espaces divers, comme le Tribunal de grande instance de Bobigny, avec lequel un projet est à l’étude. Il nous appartient dans cet esprit de faire vivre le regard de Marc, en transparence avec le monde.”
Le monde, Riboud le connaît bien, lui qui l’a arpenté cinq décennies durant, glanant partout des instantanés où se confondent petite et grande histoire, intime et épopée. “Quand l’oeuvre est passée en comité d'acquisition, puis devant le Conseil des musées nationaux, Jérôme Ghesquières, le responsable des collections photographiques, a fait défiler un certain nombre de vintages : à tour de rôle, les membres de la commission se sont mis à commenter les tirages, comme si chacun avait le sentiment de feuilleter, avec l’album du monde, celui de sa famille.” Parmi les images mentales qui affleurent à la seule mention de son nom, deux icônes volent la vedette : un numéro d’équilibriste au sommet de la Tour Eiffel, et une opération séduction devant le Pentagone. La première, parue dans Life, sera son ticket d’entrée pour l’Agence Magnum qu’il intègre en 1953, sur l’invitation de Capa et de Cartier-Bresson, maître à penser et « tyran salutaire » : Zazou, sosie de Buster Keaton et peintre de son état, y pose au-dessus du vide, pinceau à la main et cigarette au bec, en toute décontraction. Sur la seconde, Jan Rose Kasmir, militante contre la guerre du Vietnam, oppose aux baïonnettes de soldats aussi jeunes qu’elle une fragile chrysanthème.
À Guimet, en haut de l’affiche, ni l’une ni l’autre, mais une épaisse bande de lumière rayant en diagonale la Haute Cour de Chandigarh. “Un clin d’oeil à l’oeuvre de Le Corbusier récemment inscrite au patrimoine mondial” précise Sophie Makariou, bien décidée à éviter les lieux communs. Japon, Alaska, Cambodge, Bangladesh, Iran, Afghanistan... l’exposition retrace l’itinéraire qui, contre toute attente, mènera Riboud de la banlieue lyonnaise aux sommets embrumés des monts Huang Shan. Car rien ne prédisposait ce fils de bourgeois introverti à contracter “le virus de l’Orient”. Né en 1923, cinquième d’une famille de sept, toqué de géométrie descriptive, il suit des études d’ingénieur avant de se rendre à l’évidence : il n’est pas fait du même bois que ses frères Antoine, qui transformera la petite entreprise Danone en une multinationale, ou Jean, qui prendra la tête du groupe Schlumberger, géant des services pétroliers. Son père le pressent et lui confie son appareil Vest-Pocket, trimballé dans les tranchées de la guerre de 14. Un cadeau assorti d’une réplique, prophétique : “Si tu ne sais pas parler, tu sauras peut-être regarder”. Et il a su, sans doute mieux que ses pairs reporters, dont il n’a du reste jamais partagé le goût du sensationnel. Comme eux, il couvre les grands événements du siècle - l’indépendance de l'Algérie, la guerre du Vietnam, l’affaire du Watergate, le procès Barbie... Mais avec élégance. Sophie Makariou parle bien de cette retenue, cette façon qui montre "mais ne souligne jamais". De cette même “équanimité non propagandiste” avec laquelle il considère une paysanne absorbée dans sa rêverie, contorsionnée sur son siège tandis qu’un train l’emmène de Hong Kong à Canton, un paon traversant une rue de Jaipur, piéton parmi les piétons, le pas réglé sur celui de deux amies en sari, un enfant sur le pont de Galata à Istanbul, captivé par le trafic des bateaux sur la Corne d’Or. Celle-là a d’ailleurs sa préférence. C’est qu’elle contient la raison d’être d’une oeuvre “de tous les temps”, puissante comme “un chant d’amour” : “la promesse des départs”.
Marc Riboud. Histoires possibles, Musée national des arts asiatiques - Guimet, Dec 16, 2020 - May 3, 2021.
Connaissance des arts, Jan 2021.