L’histoire de la vraie-fausse rivalité entre Édouard Manet et Edgar Degas a tout d’une saga. Orsay la raconte et fait le point sur le trafic d’influences entre deux peintres de la vie moderne.
« Il était plus grand que nous le croyions », se lamente Degas en 1883 aux funérailles de Manet, emporté par la syphilis à 51 ans. Sincère, son chagrin peut surprendre quand on sait ses querelles avec ce maudit aîné qu’il encense, peint, collectionne avidement jusqu’à reconstituer, au prix de recherches acharnées, L'Exécution de Maximilien (1867) que la famille de Manet avait « osé couper ». Ce puzzle incomplet sert, dans l’exposition, moins de toile de fin que de moralité : la mort réconcilie les meilleurs ennemis. L’affaire commence quinze ans plus tôt, dans les salles du Louvre : Manet, venu copier les maîtres, surprend Degas devant L’Infante Marguerite de Vélasquez que l’effronté grave sans esquisse. Cette rencontre, dont les circonstances exactes restent floues, scelle une amitié que George Moore dit « ébranlée par une rivalité inévitable ». L’auteur irlandais, habitué comme eux des bistrots bohèmes connus du Tout-Paris, ne s’y trompait pas. Car pareils talents ne pouvaient s’estimer sans se jalouser un peu, passionnément. Le Musée d’Orsay est de cet avis qui montre, avant le Met de New York, près de deux-cent chefs-d’œuvre dont la seule réunion tient de l’événement. Impartiale, selon les vœux de Laurence des Cars depuis partie au Louvre, la sélection des commissaires Stéphane Guégan et Isolde Pludermacher ménage un équilibre presque parfait : côté Manet, cinquante et un tableaux, deux pastels, dix dessins, seize gravures et six lettres; côté Degas, quarante tableaux, sept pastels, dix-sept dessins, deux monotypes, quatre gravures, deux carnets et cinq lettres. À armes égales donc, les deux naturalistes s’affrontent. Quatorze rounds ne suffisent pas à les départager, d’autant que ces faux-frères sont en partie semblables : parisiens, bourgeois, patriotes, ils font les mêmes guerres (le siège de Paris), adorent les mêmes idoles (Delacroix, Ingres, Goya), fréquentent les mêmes clans (le Salon, le cercle de Morisot), les mêmes lieux (bars, bordels, bords de mer), s’entichent des mêmes motifs (courses, corridas, opéras). Mais voilà, leur « Nouvelle peinture » n’a rien de comparable. Une question de nature, sous-entend l’accrochage qui joue à répétition le jeu des différences. Dans l’entrée, une paire d’autoportraits psychologiques trahit leur incompatibilité de caractère : face à Manet, tout en ventre et en barbe rousse, le jeune Degas imberbe a l’air emprunté et morose en habit du soir. C’est ainsi : Manet plaît aux femmes, aux critiques; Degas, lui, tâtonne. Cet écart de fortune nourrit sans doute la rancœur du second à l’égard du premier qui, par surcroît, refuse de le suivre dans l’aventure impressionniste. Mais la vraie raison de la colère se trouve dans le profil disgracieux de Suzanne Manet, que Degas peint au piano près de son mari, vautré dans un canapé. Manet n’apprécie guère la « déformation des traits » de sa chère et tendre et de rage, entaille au canif le cadeau empoisonné, venu du musée de Kitakyushu au Japon. S'ensuit un trépidant chassé-croisé : quand Degas croque les Bellili dans un sage portrait de famille restauré pour l'occasion, Manet brosse sa mère en deuil, dans une toile raide conservée à Boston, plus vue en France depuis un siècle. La messe est dite quand chacun campe l’actrice Ellen Andrée attablée au café de la Nouvelle Athènes : Degas la rend sinistre et grisée par l’absinthe; Manet lui fait un visage rêveur penché sur une prune. Pour lui les mœurs, la vie, sont choses légères. À preuve sa Nana, cousine d’Olympia sortie de la Kunsthalle d'Hambourg, minaude et se repoudre le nez, indifférente au viol qui se trame à sa droite dans une chambre close. Une sombre scène d’intérieur signée Degas, aussi originale que ses cadrages de tubs où ces dames font leur toilette de chat.
Manet / Degas, Musée d'Orsay, Mar 28 - Jul 23, 2023.
La Gazette Drouot, n°15, Apr 14, 2023.