Flamand jusqu’à l’os, le peintre le plus coté du plat pays reçoit dans son atelier anversois, impeccable et hanté par une dizaine de toiles fantômes, visibles cet été à Paris chez David Zwirner.
Dans une ruelle du centre, proche du zoo, derrière une façade en briques d’un gris dense – presque noir –, une ancienne blanchisserie dessine de plain-pied un cube immaculé. Au plafond, des puits creusés à intervalles réguliers laissent passer la lumière du Nord, remplacée en hiver, quand elle vient à manquer, par des néons droits et discrets. Plus net que flou, le lieu, plein de tableaux achevés, ressemble moins à un atelier qu’à une galerie. Tuymans, 64 ans, colosse en habit sombre posant sur tout le même regard azur et dur, l’occupe depuis 2006 avec modération, un jour par semaine – le jeudi ou le vendredi sauf exception –, après des mois de recherches menées dans son vaste bureau, près du port. « Tout est formulé, analysé à fond en amont. Je ne veux pas penser quand je peins », lâche-t-il en tirant sur une énième cigarette du bout de ses doigts aux ongles rongés. Cet état second où la main se substitue à la tête peut durer, parfois, quatorze heures d’affilée. Les trois premières sont un supplice, les autres, une pure formalité pour le traqueux vaniteux. Redouté, programmé, le moment du faire, quand il vient, file. Sans musique ni assistant, l’artiste compose alla prima, d’après une image source stockée sur son iPhone ou trouvée sur Internet. Elle est d’abord disséquée au crayon et à l’aquarelle, avant de gagner la toile clouée au mur, jamais sur châssis, évacuant ainsi la question du format, changé à loisir et chaque fois différent. Il peut s’agir d’un extrait d’émission, de film, d’un bout de nature, d’architecture. Produits de la culture populaire – l’industrie du divertissement, la téléréalité – ou scènes de la vie domestique, certains sujets sont futiles. La plupart sont graves – Shoah, décolonisation du Congo belge, attentats, faits divers. D’archive ou d’actualité, ces fragments d’information enchâssés dans le flux du réel traitent de mémoire, de pouvoir : en somme, des traumas et dérives de l’humanité, prétextes ici à de « faux authentiques », des « variations sans anecdotes », allusions indirectes et différées à une foule de souvenirs gênants, écrans et collectifs, vagues ou vifs. Tuymans les convoque tous sans distinction, gardien de ces revenants émergeant d’un magma lacté, comme sauvés des eaux troubles du passé.
Sa brume-signature est volontaire, et la preuve traîne en évidence sur deux tables d’opération donnant au cadre un côté clinique : alignés sur des nappes en papier tenant lieu de palettes, pinceaux et tubes, outils classiques, se tiennent prêts à l’emploi. La peinture y fait des taches jaune citron, vermillon, indigo, outremer, et l’œil, allant du plan de travail au mur et inversement, se dit qu’il y a erreur : quelque part entre les deux, la couleur a disparu. Tuymans l’a diluée à la térébenthine, de sorte que les couches d’huile extra-fine, appliquées encore humides par-dessus l’esquisse – de droite à gauche et du fond vers la surface –, forment une peau mince comme la frontière entre l’oubli et le rappel, l’empreinte et la dissolution. D’ailleurs, il ne parle pas de couleurs mais de tons. Les faibles et mats, ceux qui avec le temps gagnent en importance, comme l’onde ou l’écho, ont ses faveurs. Ajoutées à la Van Eyck – du plus au moins clair –, ces demi-teintes concordent, neutralisant l’ensemble, soudain recouvert d’un voile blême, aspergé d’un fluide glacial. Ne reste plus que le « résidu des choses » dans ces quasi-monochromes où perspective et lyrisme sont réduits à néant. L’image elle-même, sortie de son contexte, est dégradée, anéantie. Tuymans la trouve davantage suspecte ainsi, livide, lisse, dépassionnée. Convalescente, elle brutalise encore… Alors, le blanc, alibi ? La théorie est plausible. L’évanescence n’est pas l’innocence et, en l’occurrence, sa peinture est bel et bien un repère pour cannibales, chambres à gaz et tueurs en série. Mais il faut, là aussi, se méfier des apparences. « Dire que l’œuvre de Luc Tuymans traite de la violence reviendrait à dire qu’elle s’abîme dans la fascination de ses sujets, ce qui est faux : elle est de la peinture, elle est engagée sur une autre voie », défend Jean-Charles Vergne, critique et directeur du FRAC Auvergne, pointant l’ambivalence d’un art qui, non coupé du monde, ne le décrit pas non plus.
Brûlent de ce même feu pâle une dizaine de toiles récentes, accrochées là et attendues chez David Zwirner, son galeriste depuis 1994, qui l’honore cet été d’un premier solo parisien. Son titre, « Eternity », renvoie au concept théorisé par l’historien américain Timothy Snyder dans The Road to Unfreedom (The Bodley Head), paru en 2018. Pendant de l' « Inevitability », sorte de néolibéralisme prônant un idéal démocratique et confiant en l’avenir, « Eternity » désignerait en revanche « un projet fasciste », plaçant la nation au centre d’un cercle vicieux de victimisation. En clair, l’horizon est définitivement bouché pour Tuymans, flottant au large du Portugal dans un rare autoportrait (See, 2021). « C’est une déclaration sur la place que j’occupe dans la confusion ambiante », commente-t-il. Soit celle d’un vieil homme blanc en colère, nageant en plein délire. Car le domaine de la lutte s’étend à perte de vue chez celui que l’écrivaine Hélène Cixous qualifie de profondément politique. À commencer par cette boule de verre grenadine, aussi vibrante qu’un Mark Rothko ou un Kenneth Noland, agrandissement d’une maquette de bombe atomique signée Werner Heisenberg – physicien de l’incertitude et sympathisant nazi. Plus loin, quatre constellations, datées de 1951, 1967, 1989 et 2011, « re-présentent » la polarisation du Congrès américain sous la présidence de Harry Truman, Lyndon B. Johnson, George H. W. Bush et Barack Obama. « Trois démocrates et un républicain. J’ai choisi les plus visuels », ironise Tuymans à propos de ces graphiques du chercheur italien Mauro Martino, répliqués et basculés à la verticale pour en accuser l’« aspect figuratif ». Peu à peu, les zones grises, symboles du dialogue entre partis, s’éclipsent, cédant la place à des amas claniques de points bleus et rouges, ersatz de virus ou de feux d’artifice. Parmi d’autres motifs – une pyramide de pêches pourries mimant les crânes de Cézanne, une salle d’attente vue d'en haut, allégorie d’un monde sous surveillance et pression pandémique, un vaisseau de cosmonautes tout sourires, en partance pour Vénus et en provenance du film de science-fiction soviétique Planeta Bur (1962), un château digne de Disneyland, QG supposé des industriels de la république de Weimar, une paire de gants en latex nettoyant des brosses, référence à sa praxis chirurgicale – se cachent deux clins d’œil à la culture locale : l’un au Semeur de Jean-François Millet, ode à la beauté héroïque du labeur paysan, revue et corrigée dans une simili-faïence attrape-touristes ; l’autre à Fantômas, insaisissable génie du mal porté à l’écran dès 1913 par Louis Feuillade, dont le masque bleu canard épouse ici les traits d’un extraterrestre. Les sous-titres sont utiles pour percer le sens caché de ces « rébus », méduses devant lesquelles il faut s’armer de patience. Car il s’agit de guetter l’apparition imminente d’une image latente, expérience limite proche de la persistance rétinienne ou du Polaroid, lequel serait resté bloqué au stade intermédiaire. À deux vitesses, le système Tuymans anesthésie et secoue.
Luc Tuymans : Eternity, David Zwirner, Jun 10 - Jul 23, 2022.
La Gazette Drouot, n°23, Jun 10, 2022.