Emmet Gowin, Hervé Guibert, Sally Mann, Larry Clark, Collier Schorr… Que reste-t-il de leurs amours ? Des images, avec ou sans couleur, tendres et crues. Elles passent en boucle ce printemps à la Maison européenne de la photographie à Paris.
La nuque est longue et le visage, caché. Par pudeur, par défi, par ennui peut-être, Rita Dürmüller, cheveux courts et chemise blanche à la garçonne, fuit le regard de René Groebli, assise sur le lit défait d’un hôtel de Montparnasse. Ailleurs elle fume, dort nue, se maquille, vaque à ses occupations devant l’objectif de son mari, témoin privilégié de ses faits et gestes si charmants, si ordinaires. Das Auge der Liebe (L’œil de l’amour, 1952), est l’album souvenir sage et sensuel d’une lune de miel entre Paris et Marseille. Celui qui ouvre Love Songs, exposition chorale compilant les photographies comme autant d’hymnes à l’amour, mélodies d’un bonheur guetté, chéri, d’un bonheur perdu. «Un hommage aux mixtapes échangées entre amants», précise son commissaire Simon Baker, directeur de la Mep, voyant dans ces morceaux choisis le plus sûr moyen de se fondre, par «une sorte d’appropriation», dans «le paysage émotionnel de personnes que nous connaissons à travers les mots et les pensées de personnes que nous ne connaissons pas». L’idée de Groebli n’est pas de lui mais de Pascal Hoël, responsable de la collection de photographies maison : «Je suis tombé en arrêt devant ce journal intime fidèle à l’esthétique classique et pourtant radicale des années 50. S’il n’est pas sans précédent - il suffit de penser aux clichés pris par Lartigue dans les années folles de sa première épouse Bibi - reste que Groebli est l’un des premiers à titrer et à concevoir sa série comme un tout, une déclaration. Il annonce en cela bon nombre de concepts véhiculés par Sentimental Journey d’Araki, ou The Ballad of Sexual Dependency de Nan Goldin». Deux «canons du genre», points d’orgue de la Face A, jouée au premier étage, où s’enchaînent par ordre d’apparition les tubes des années 1950 à 1990. La mine grave d’Edith Morris (Edith, 1967-2012), muse d’Emmet Gowin, voisine avec celle de Yoko, poupée pâle que Nobuyoshi Araki contemple sans arrêt, depuis la noce jusqu’après la mort (Sentimental Journey 1971, Winter Journey, 1989-1990). Hervé Guibert n’a d’yeux que pour Thierry Jouno (Thierry, 1976-1991), l’irrésistible T. du Mausolée des amants, compagnon solaire emporté comme lui par le sida, en 1992. Alix Cléo Roubaud aussi sait sa fin proche quand elle pose avec son mari, le poète Jacques Roubaud, dans le secret d’une chambre à coucher (Sans titre, 1980-1981). L’amour se fait à plusieurs chez Larry Clark, qui chronique les frasques d'un gang d’adolescents incandescents (Tulsa, 1971), dans la même veine écorchée que Nan Goldin et ses instantanés d’un New-York underground peuplé d’âmes égarées, entre extase et calvaire (The Ballad of Sexual Dependency, 1980-1990).
Au deuxième étage, des images plus récentes prolongent les ébats. Tandis que Foreign Affair (2010) de JH Engstrom et Margot Wallard, et Personal letters (2000) de Rong Rong & inri retracent deux passions vécues à fond, Sally Mann suit le déclin du corps de son mari Larry dans leur ferme en Virginie (Proud Flesh, 2003-2009), et Collier Schorr multiplie les séances de pose avec sa partenaire Angel Zinovieff (Angel Z, 2020-21). Plus loin, le ton monte : à la manière de Ren Hang, Lin Zhipeng, aka 223, vante la sexualité débridée de la jeunesse chinoise (Couleurs de l’amour, 2005-2021); Leigh Ledare scrute son ex-femme Meghan Ledare-Fedderly avant que son mari Adam Fedderly ne l’imite (Double Bind, 2010); Hideka Tonomura se mêle de la vie amoureuse de sa mère (Mama Love, 2007). «Avec la Face B, le regard se fait moins distant, et le facteur risque, bien plus grand», remarque Simon Baker à propos de ces séries sans filtre, assemblées à l’instinct. «Moins vues en France, elles reflètent l’état de nos recherches sur le sujet et assurent une diversité de points de vue». Il ne saurait en être autrement, tant diffèrent les avis, guère catégoriques, sur les raisons du cœur. «Cet espace laissé au doute, intrinsèquement lié, et de la manière la plus complexe qui soit, à la convention selon laquelle la photographie peut être qualifiée d’“objective”, est le véritable sujet de Love Songs», estime Simon Baker. «Cartographier le désir» serait même un vœu pieux selon certains qui, comme Man Ray, prennent le problème à revers. Dans les années 1920, ses portraits de Lee Miller virent, exprès, au flou : «Ils auraient tout aussi bien pu être nets. En s’opposant à la précision de l’appareil, Man Ray donne justement l’impression d’être au plus près de son modèle». Être au plus près de l’autre, à défaut d’être l’autre, prendre la partie pour le tout, telle est la quête de ces variations sur un même thème, forcément lacunaires, où la photographie, intermédiaire entre fan et idole, accorde au premier un lot de consolation. Pour Nan Goldin, elle est l’équivalent d’une caresse, pour Emmet Gowin, d’un baiser. Comme un prolongement de soi, un organe savant, technologique, également incapable d’obtenir satisfaction.
Love Songs, photographies de l'intime, MEP, Mar 30 - Aug 21, 2022.
Connaissance des arts, Apr 2022.