De taille modeste, des portraits d’hommes, d’arbres et de lieux recouvrent les murs du BAL, dont les teintes discrètes s’accordent à celles tantôt brunes, blondes, mauves ou rousses d’une centaine de tirages par contact virés à l’or. Présentées l’hiver dernier à la Fondation Mapfre à Madrid, ces épreuves semblent dater, et leurs maries-louises blanches cernées de cadres noirs ne les rajeunissent pas. Classique, la manière de Judith Joy Ross, 76 ans, native d’une cité minière du nord-est de la Pennsylvanie, n’a pas bougé depuis Eurana Park (1982-1985), série tendre prise sur une aire de loisirs à Weatherly, où des adolescents aux corps gauches patientent en maillot de bain. Qu’attendent-ils ? Tout, rien, et Judith Joy Ross, qui panse alors les plaies d’une perte immense – son père, emporté par un cancer au printemps 1981 –, le voit bien, dans l’objectif de sa chambre 20 x 25, encombrante mais pratique pour détendre ses modèles d’un jour. Depuis, elle ne manque pas une occasion de «connaître quelque chose de quelqu’un» : ici, un visiteur du Mémorial des anciens combattants du Vietnam à Washington, là, un élu du Congrès croisé dans les couloirs du Capitole. Plus loin, sur les terres amérindiennes de Nanticoke, dans un diner où elle avait plus jeune ses habitudes, elle s’attarde sur les restes d’un petit-déjeuner, un barbu esseulé au comptoir, un porte-manteau vide. Au sous-sol, le sentiment d’indignation qui la meut se fait plus vif. Y voisinent des réservistes appelés au front durant la guerre du Golfe, des immigrés africains à Paris, des jeunes traînant en bande dans les rues d’Easton, les élèves et leurs enseignants d’écoles publiques de Hazelton, des citoyens scrutant Manhattan depuis la réserve naturelle de Eagle Rock, au lendemain des attentats du 11-Septembre… Devant ces foules anonymes, Judith Joy Ross, que le conservateur du MoMA John Szarkowski tenait pour la digne héritière d’August Sander, se demande à juste titre de qui sa photographie est l’histoire. D’une Amérique désunie, peuplée de visages graves.
Judith Joy Ross, photographies 1978-2015, Le Bal, Mar 16 - Sep 18, 2022.
La Gazette Drouot, n°14, Apr 8, 2022.