Été 1975. Le secrétaire général de Force Ouvrière réchappe d’un attentat. La carte Orange est mise en circulation dans les transports franciliens. Une loi réforme le divorce, facilitant le consentement mutuel. Et chaque vendredi, à 20h25, la jeune FR3 diffuse La Vie filmée*, série documentaire en sept épisodes faite d’images amateurs, certaines en couleurs, toutes sans son. Une chronique du réel dans la France de la première moitié du XXe siècle.
250 kilomètres de pellicule. Il n’en fallait pas moins pour couper l’histoire de France en sept, à parts égales ou presque, de 1924 à 1954. «Nous avons pris ce que les gens ont bien voulu nous donner, et, d’une certaine façon, nous leur donnons la parole», déclarait Jean-Pierre Alessandri, producteur avec Jean Baronnet de ce programme d’un genre nouveau, né d’un vaste appel à contribution lancé sur les ondes en avril 1975, entre deux salves d’informations régionales. Ils sont plus de 800 à y répondre, « les gens », Françaises et Français moyens, enfants ou petits-enfants de réalisateurs du dimanche ayant exhumé des greniers et placards quantité de bandes muettes, loin d’être prêtes à l’emploi. Six cinéastes, ceux-là professionnels – Claude Ventura, Michel Pamart, Daniel Berger, Jean Douchet, Guy Gilles et Alexandre Astruc – se voient alors chargés de « mettre en page », pour chaque émission de 52 minutes en moyenne, 3000 mètres de bobine, soit 5 heures de film. Convertis en 16 mm dans un studio de Joinville, leurs morceaux choisis assemblés à l’instinct reviennent sur « ce qui se passe chaque jour, et qui revient chaque jour: le banal, l’évident, le commun, l’ordinaire ». Mariage, partie de campagne, première communion, fête de village... les faits sont divers. « Ce qui nous est donné à voir n’est pas ce que d’habitude on appelle important. On peut même se dire que ce n’est pas intéressant », estime dans l’épisode 2, courant de 1930 à 1934, Georges Perec, auteur invité, comme Roger Grenier, Henri Amouroux ou Agnès Varda, à commenter ces plans privés de la parole. « Qu’est- ce qu’il se passe quand il ne se passe rien ? » demande-t-il. Un « miracle », contre toute attente : « Sous la gaucherie du mouvement, sous l’imprécision de l’anecdote, quelque chose d’irremplaçable nous est restitué, quelque chose qui n’a pas de nom précis, quelque chose qui est peut-être l’attention portée à un événement dérisoire, à une quotidienneté enfouie sous les fracas de la grande histoire, et qui ressurgit soudain intacte, merveilleuse ». Le générique, à la manière du split screen d’Amicalement vôtre, joue ce jeu de sédimentation entre images fixes et en mouvement, marquantes ou anodines, remontant le temps au creux d’une capsule tricolore sur une musique originale de Jack Arel et Pierre Dutour, lancinante, comme le souvenir. Les permissions, les raids aériens, les chars allemands, le rationnement... L’ombre de la Seconde Guerre mondiale plane mais jamais, exception faite de l’épisode 6 tout entier dédié à la Libération, elle n’est au premier plan. « On connaissait ce qui dure, ce dont on fait mémoire ou archive. Mais pas ce qui n’aurait pas laissé de trace. Une belle journée à la mer où il a fait bien chaud », dit encore Georges Perec.
Dans ce contre-champ évincé des annales, sujet principal sur lequel on s’étend, les visages sont ravis. Au point qu’il arrive de penser que le bonheur, ou plus exactement cette « capacité de joie relativement simple, franche et naïve » louée par Roger Grenier dès le premier épisode, est alors monnaie courante. « Tous les âges s’amusaient, parfois de rien, mais beaucoup », « À travers les années les plus difficiles, les jours restent des jours comme les autres », « Une certaine vie française suit son cours », entend-on, au fil des séquences. Pourtant, on le sait, la France n’a pas toujours été douce. Déduire l’inverse serait ignorer qu’en ce temps-là, par pudeur ou superstition, fuir le malheur de peur qu’il n’arrive est d’usage. Du reste, ne tourne pas qui veut mais peut. Joujou de la haute bourgeoisie, la Pathé Baby n’atterrit pas entre toutes les mains. « Ceux qui ont choisi de filmer leur vie propre, et accessoirement se sont fait reporters de l’actualité, ne sont pas la majorité. Nous vivons plutôt, en termes amortis, l’époque de l’inégalité la plus grande », rappelle Jean Freustié dans l’épisode 3. Vraie, cette « vie filmée » n’en est pas moins lacunaire. C’est là, conjugués, sa faiblesse, sa force et son style : prendre le parti du bout, de la bribe, donner de l’existence une version possible, ni intégrale, ni officielle. En témoigne le récit choral accumulant les voix-off, celle des écrivains, celle de ceux qui défilent, plus jeunes, à l’image, parfois même celle d’autres encore, lisant les notes jointes à ces modèles de « cinéma spontané », devant lesquels Agnès Varda avoue prendre un « coup de modestie ». Bizarrement, le feuilleton, collection de home movies adaptés à la télévision, s’arrête net au mitan des années 1950, quand les effets de zoom et la fiction s’y invitent, imitant les manies de ce petit écran que le peuple au complet ne quitte plus des yeux. Celui-là même qui le divise, tarit ses conversations, son imagination. Et qui, l’espace d’un été, le rassemble et l’inonde d’une nostalgie tendre.
Un Média, Profane #14, Jun 2022.