Illustre et méconnu, le cinéaste des bestioles sous-marines et des hasards cosmiques refait surface cet été au Jeu de Paume. L’occasion d’une mise au point sur l’œuvre perchée d’un homme de science et de fiction.
« Le métier comporte ses joies pour ceux qui aiment la mer jusqu’à l’exclusion de toute autre possibilité de joie naturelle. Patauger jour et nuit par n’importe quel temps même où l’on sait ne rien trouver, de l’eau au nombril ou aux chevilles, fouiller partout, algue ou pieuvre, s’hypnotiser sur une mare sinistre où tout vous guette alors que rien n’y vit — extase de n’importe quel intoxiqué y compris le chien de chasse, kilométrant en tous sens avec un plaisir infini le champ dont chaque repli cache, au plus, une vieille patate». Ainsi Jean Painlevé (1902-1989) décrivait-il en 1935, dans l’hebdomadaire Voilà, le charme discret de sa profession. Le titre de cet article, « Les pieds dans l’eau », donne le sien à une rétrospective très voire trop attendue, comme ne manque pas de le pointer d'office Quentin Bajac, directeur du Jeu de Paume. À qui la faute, d’après lui ? À l’itinéraire bis suivi par un électron libre qui navigua toute sa vie à égale distance de l’art et de la science, au point qu’il soit « malaisé de lui assigner une place ». Hypothèse que confirme la commissaire de l’exposition Pia Viewing, voyant dans l’esprit « farouchement indépendant » de l’éternel outsider son « unique posture », et la raison de son relatif oubli. Pourtant, des deux cents courts-métrages de Jean Painlevé subsistent des flashs indélébiles – un poulpe rampant sur un crâne humain, une partie de foot entre bernard-l’ermite, un hippocampe mâle accouchant dans la douleur, le salut nazi d’une chauve-souris, un crabe chef d’orchestre, les métamorphoses de cristaux liquides – qui impressionnent encore, de Pierre Huyghe à Bruno Latour, en passant par Michel Houellebecq. Un engouement que confirme la galerie Air de Paris, à Romainville (93), laquelle négocie ses tirages des années 1930 entre 5 000 et 8 000 €, ses films entre 22 000 et 30 000 €, et rappelle sa présence dans les collections du Centre Pompidou ou du MoMA de New York. Le cas Painlevé intrigue, tant il aura traversé son siècle au centre et en retrait, comme la vague va et vient. C’est, à raison, la métaphore de l’écart que choisit de filer l’exposition, brassant deux cents œuvres – dont une douzaine de films assortis de photogrammes d’époque, des coupures de presse et pièces d’archive – issues pour la plupart des Documents cinématographiques, ex-Cinégraphie documentaire, société de production créée par l’auteur en 1930, depuis chargée de la diffusion de son fonds. Nées le long du littoral, sur des plages abandonnées où coquillages et crustacés s’ébattent et s’entre-tuent, toutes habitent l’entre-deux qui sépare la poésie du document, le réel de la fiction, le proche du lointain.
Painlevé occupe dès l’enfance une position intermédiaire : fils de Marguerite Petit de Villeneuve (1868-1902), aristocrate morte en couches, et de Paul Painlevé (1863-1933), grand mathématicien plusieurs fois ministre sous la IIIe République, le quasi-orphelin élevé par sa tante troque rapidement l’étiquette de bien-né pour celle de cancre antifasciste, cultivant au volant de sa Bugatti les opinions anarchistes qui résonneront plus tard dans Solutions françaises (1939), Le Vampire (1945) ou Assassins d’eau douce (1946). En 1922, après avoir abandonné ses études de médecine, choqué par le traitement réservé à un patient hydrocéphale, il intègre le laboratoire d’anatomie comparée du professeur Wintrebert à la Sorbonne. Sa pédagogie souple, privilégiant non pas la dissection mais l’étude de spécimens vivants selon des points de vue variés (microscopique, photographique, cinématographique), lui convient. Au point de devenir, en 1924, le plus jeune chercheur à s’exprimer devant l’Académie des sciences, l'année même où paraît son « Drame néo-zoologique » dans la revue Surréalisme d’Ivan Goll, rival de Breton, premier rapprochement opéré avec un courant qui l’emporte, « non parce qu’il le cherche, mais parce qu’on vient le chercher », précise Pia Viewing. En 1926, il donne la réplique à Michel Simon dans L’Inconnue des six jours, film inachevé de René Sti, et rencontre André Raymond, « fin mécanicien » qui deviendra son chef opérateur exclusif à cinq exceptions près, où le poste revient à Eli Lotar et à Claude Beausoleil. Ensemble, dans les studios Pathé de Vincennes, ils tournent L’Œuf d’épinoche (1927), recyclant le matériel de pointe du docteur Jean Comandon, le premier à scruter ce « monde immense et à peine connu, parce que ses habitants ne sont pas à notre échelle de grandeur ». Projeté en 1929 à l’Académie des sciences, le film fait un flop : « Le cinéma, ce n’est pas sérieux », s’insurge un botaniste en quittant la salle. Hostile, la critique dit bien la querelle latente entre deux disciplines que Painlevé s’évertue à réconcilier, jusqu’aux Pigeons du Square (1982), son film testament, hommage explicite à Étienne-Jules Marey, autre maître à penser. Déjà, ses images bougées, outils d’observation, voulaient à force de ralentis, d’accélérés et de zooms illustrer des phénomènes essentiels, invisibles à l’œil nu. « Painlevé n’est pas un pionnier », dément Pia Viewing, attachée à « défaire les croyances tenaces » qui l’imaginent, entre autres, tourner sous l’eau avant Cousteau. Même Godard commet l’erreur, en vantant ses mérites : « Il n’y aurait pas eu de nouvelle vague sans Painlevé et sa caméra insubmersible ». Éloge auquel l’intéressé, jamais à court de bons mots, rétorque : « Avec ma caméra submersible, j’étais sous la vague ». Chouchou des avant-gardes, le complice de Jean Vigo et de Sergueï Eisenstein, encensé par Cocteau et tenu par Franju pour « le plus grand type du cinéma documentaire en France », ne fait pas l’unanimité. Son intransigeance républicaine se heurte au byzantinisme d’Henri Langlois, tandis que Les Cahiers du cinéma haute époque évincent son nom de leurs colonnes. Qu’importe, l’idole boudée est un communicant hors pair, assurant sans peine sa promotion dans la presse spécialisée, à la télévision, lors des conférences qu’il donne en série.
Lui qui classe sa production en trois catégories - recherche, enseignement, grand public - sait capter l’attention de sa cible : commentaires didactiques et décalés, bandes-son signées François de Roubaix, Pierre Henry, Duke Ellington ou Darius Milhaud, couleurs « symphoniques »… Ses effets spéciaux accusent le potentiel dramatique et l’anthropomorphisme de crevettes, caprelles, oursins et daphnies, vedettes imprévisibles dont les formes s’agitent et dansent des ballets bizarres. L’étrange fascine Painlevé, sceptique face à la vertu révélatrice de l’image, dont il préfère extraire la magie, ce « truc fort » tapi partout et qu’il traque aussi bien en décor naturel, sur le bassin d’Arcachon, dans les stations biologiques de Roscoff et de Banyuls, qu’en studio à Port-Blanc en Bretagne ou dans une cave du 15e arrondissement. De sorte qu’apprendre avec lui est tout sauf rasoir. « S’il ne sert aucun discours, il se sent en revanche investi d’une mission : l’éducation», assure Pia Viewing. À la vulgarisation, l’homme préfère le terme de « popularisation », soucieux sans doute que ses efforts paient. Quitte à lancer sous la marque JHP une ligne de bijoux et de papiers peints, surfant sur le succès commercial de L’Hippocampe (1934) : une riche idée de Geneviève Hamon, sa collaboratrice et compagne, qu’il crédite à mesure que leurs liens se resserrent. Plein de cette « nonchalance sérieuse » et de cette « ironie aux aguets » que louait Claude-Jean Philippe, Painlevé prouve ce que le cinéma scientifique apporte au cinéma tout court : un gai savoir, capable d’augmenter simultanément les champs de la connaissance et de la perception.
Jean Painlevé, les pieds dans l'eau, Jeu de Paume, Jun 8 - Sep 18, 2022.
La Gazette Drouot, n°28, Jul 15, 2022.