Noël 1948. Envoyé par Vogue au Pérou, Penn suit la belle Jean Patchett minauder dans les rues de Lima. La série bouclée, il prolonge son séjour et gagne la cité précolombienne de Cuzco, ancienne capitale Inca perchée à 3 400 mètres d’altitude qu’il « brûle de connaître ». Là, il loue en plein centre « un studio de rêve – grande verrière, sol dallé, toile de fond peinte ». Pieds nus et en ponchos, hommes, femmes et enfants descendus des hauts plateaux, se pressent devant l’objectif du gringo de New York, contre quelques pièces. Trois jours et 2 000 portraits plus tard, la messe est dite : les images de Cuzco, tipos de antaño qui préfigurent ses « Petits Métiers », établissent un protocole auquel Penn ne dérogera plus. L’inconnu oui, mais dans l’isolement familier du studio, dont le décor sommaire reste, de la cordillère des Andes aux portes de l’Australie, invariable : « Je trouvais généralement décevantes les images montrant des gens dans leur milieu naturel, [… mais] j’avais confiance dans le contexte artificiel que constituait mon studio ; en ce qui me concerne, [… j’acceptais] une stylisation qui me semblait plus valable qu’un naturalisme simulé ». « Monsieur Penn », citoyen du vaste monde, ne perd pas le nord. En 1964, sur l’île de Crète, « matriarches indomptables » et « montagnards » pas commodes le toisent dans un studio éphémère, improvisé dans un garage. L’année suivante, en Espagne, c’est dans une grange qu’il tire le portrait de gitans, superbes et méfiants. À l’automne 1966, son assistant Gordon Munro lui taille, dans une toile gris souris, une tente pliable de vingt mètres carrés. Un studio ambulant qu’il étrenne en janvier 1967, à Ganvié, un village de pêcheurs situé sur le lac de Nokoué, au sud du Dahomey, actuel Bénin. En silence, il sculpte des groupes féminins composés de jeunes modèles, parées de leurs costumes et bijoux traditionnels. Leur torse, nu, est poudré et scarifié. Leur regard, dur. Elles ressemblent aux « féroces » amazones, dont l’iconographie nourrit le fantasme occidental jusqu’à la fin du XIXe. Penn photographie aussi de curieuses statuettes faites de boue, coquilles, cailloux, dents, plumes et cornes, servant d’autels rituels au dieu du panthéon vaudou, Papa Legba. Un répertoire de formes qui infusera plus tard ses campagnes pour le couturier Issey Miyake. En septembre de la même année, il illustre pour Look un reportage de huit pages sur la contre-culture : Hell’s Angels, rockeurs, hippies et autres désaxés nous fixent depuis le « cadre neutre et sans âge » devenu sa signature. En octobre, il met le cap sur le Népal, avant de découvrir deux ans plus tard, toujours pour Vogue, les us et coutumes du Cameroun. En mai 1970, destination Papouasie-Nouvelle Guinée : il capture, à la faveur de cérémonies traditionnelles, le folklore indigène des tribus Asaro, Bena, Chimbu, Enga, Luffa, Opaka ou Kukukuku, qui rejouent le temps d’une séance, un bal masqué archaïque. Et puis vient le Maroc, « monde mystérieux de kasbahs, d’oasis, de cavaliers et de femmes peintes » découvert à l’automne 1951, en compagnie de Lisa Fonssagrives. Lorsqu’il y retourne vingt ans plus tard, en mai 1971, le pays a gagné son indépendance. On retient les portraits si troublants des danseuses de Guedra, qu’on devine à peine sous leur voile intégral. Partout, la barrière de la langue le contraint à parler avec les mains. Penn l’étranger mime, grimace, se fait comprendre avec des « murmures animaux ». En 1974, il rassemble 67 de ces rencontres dans son livre culte « Worlds in a Small Room ». S’y mêlent le mythe du bon sauvage, la nostalgie d’un paradis perdu, la quête du primitif, la fascination toute romantique pour l’autre et ce « quelque chose de non contemporain ». Pourtant, l’album résiste au genre ethnographique. Il faut croire qu’à force de fétichiser l’exotisme, l’œil de Penn, que Kobena Mercer dit « inévitablement captif de l’horizon idéologique de [son] temps », aura fini par le domestiquer.
Juillet 1950. 85, rue de Vaugirard à Paris. Au sixième et dernier étage de l’Ecole nationale supérieure Louis-Lumière, sous une verrière exposée plein Nord, des modèles pas comme les autres défilent devant un rideau de scène fatigué. Garçon de café, marchande de ballons, vitrier ou rémouleur prennent la pose devant le Rolleiflex d’Irving Penn, tête haute et panoplie au grand complet. Curieux casting pour celui dont le studio est d’ordinaire fréquenté par une foule de beautiful people, de Giacometti à sa muse et épouse, la mannequin suédoise Lisa Fonssagrives. Alors qu’il photographie pour Vogue les collections d’automne signées Balenciaga, Dior ou Rochas, Penn entame « Les petits métiers », série fleuve considérée comme le plus vaste ensemble de toute sa carrière. Missionnés par Edmonde Charles-Roux, rédactrice en chef de Vogue, le jeune Robert Doisneau et son ami poète Robert Giraud recrutent, dans la cohue de la rue Mouffetard, les modèles d’un jour, consentant, moyennant finance, à se prêter au jeu. En septembre, c’est à Londres, dans un atelier d’artiste au cœur de Chelsea, que Penn complète son répertoire achevé plus tard à New York, dans un studio tout confort avec vue imprenable sur l’East River. Partout, le même scénario : décor nu et générique baigné d’une lumière naturelle, rien dans ces compositions impeccables ne vient divertir l’œil, de sorte que savoir faire et tradition polarisent l’attention. Au fond, la géographie est l’unique variable de ce face-à-face toujours recommencé : « Les Parisiens venaient au studio plus ou moins comme convenu – pour le dédommagement reçu. Les Londoniens, eux, […] arrivaient au studio toujours à l’heure et se présentaient devant l’appareil avec un sérieux et une fierté qui les rendaient très attachants. » À New York, changement de ton : « quelques uns arrivaient débarrassés de leur tenue de travail, rasés, parfois même vêtus d’un costume du dimanche, persuadés qu’ils allaient gravir la première marche vers Hollywood. » L’intention documentaire, la manière typologique, la forme dépouillée empruntent à Evans, Atget ou Sander – dont l’album « Hommes du XXe siècle » s’évertuait à cataloguer la société allemande de l’entre-deux-guerres – et annoncent le minimal chic d’Avedon et de sa grande fresque In the American West. Garçons bouchers complices, pompier arrogant, convoyeurs de fonds canailles… Il y a du Balzac dans le catalogue de « ces producteurs anonymes qui travaillent pour vous ».
Une mouche sur un citron jaune. Abandonnée sur une nappe immaculée, une tranche de pastèque parade, entre grappes de raisins, feuilles de vignes, queues de cerises, quignon de pain, coque de noix vide et serviette en lin (Still Life with Watermelon, New York, 1947). Vides et pourtant pleines, les premières natures mortes d’Irving Penn nous parlent de ceux qui ont quitté la table : « Chaque objet doit raconter une histoire humaine, autant que si vous regardiez quelqu’un dans le blanc des yeux ». Charade, rébus, puzzle, enquête… quand l’œil balaie l’image, il accumule les preuves, relève les indices, reconstitue la scène. Doigt d’Armagnac contre café allongé, allumette consumée, dés, cartes et dominos racontent un après-dîner ludique (After-Dinner Games, New York, 1947). Ailleurs, une minaudière renversée au sol près d’une ballerine vernie en dit long sur sa propriétaire : fumeuse, ponctuelle, myope, coquette, sans doute hypocondriaque (Theatre Accident, New York, 1947). Maître des jeux, Penn en dévoile juste assez pour nous mettre sur la piste. Comme s’il nous fallait traduire ce langage des signes pour espérer résoudre l’énigme du hors champ. Dans ces compositions plus que parfaites, l’arrangement très pensé ne laisse rien au hasard : « Il faut constamment élaguer la grande scène […] c’est une discipline merveilleuse ». Un exercice de style qui, chez Penn, est une citation de la peinture flamande du XVIIe siècle : vanités mondaines ou ordinaires contemplent dans les états de la nature, le reflet des humeurs de l’homme. « Memento mori » nous rappellent encore ces fleurs de pavot, superbes et fanées, dont les études quasi radiographiques raniment les pétales carmin, grenadine ou ivoire. Prises de face, très près et sur fond blanc, les fleurs de Penn, que la chaleur des projecteurs met au supplice, annoncent la couleur avant de sombrer, une fois pour toutes. Retour au noir et blanc avec la série Cigarettes, entamée à l’automne 1972 alors qu’il collectionne des mégots « à tous les stades de leur décomposition et de leur mutilation. [… mais aussi] des paquets jetés par terre, images fantômes de l’héraldique et de la typographie », ramassés par ses assistants dans les rues de Soho. Des années que Penn est obsédé par ce symbole de la culture populaire, accessoire indispensable d’une société de consommation florissante, colonisant panneaux publicitaires et grand écran. Las de plaire, revenu des ambiances aussi électriques que superficielles du petit monde de la mode, il tire dans sa grange de Long Island d’immenses tirages platine de Camel, Lucky Strike, Chesterfield, Marlboro ou Philip Morris. Colonnes antiques, momies… ces mégots, pris en solo ou en duo, ont l’air de tout sauf de ce qu’ils sont. Dévoilée en 1975 au MoMA dans l’incompréhension générale, la série-monument transpire le malaise ambiant, alors qu’« une maladie de l’esprit infect(e) la moelle même de la vie de la cité » : explosion de la criminalité, grèves en série, pannes d’électricité, incendie… New York n’en mène pas large. Ce que charrient les caniveaux de Manhattan ne sont pas de banals déchets, mais bien les vestiges d’une civilisation perdue, entre splendeur et décadence, déjà cendres d’un empire avant que d’être témoins de sa chute. Avec Street Material (1975), Penn poursuit son inventaire d’objets sans qualité : gant en phase terminale de décomposition (Mud Glove, 1975), tête d’alien incrustée dans les aspérités d’un trottoir (Underfoot IX, 1975)… Et il ne s’arrête pas là : en 1979, il baptise Archaeology une série d’accumulations de vaisselle démodée, bouts de métal, fragments osseux, et autres pièces détachées. Si l’on retrouve les mêmes motifs dans les collages de Kurt Schwitters, les sculptures de Claes Oldenburg ou les huiles de Philip Guston, c’est que la modernité est le temps du syncrétisme : haut et bas, noble et standard, nature et artifice… il n’y a plus de saisons. Ne reste plus qu’à sublimer la vie, jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Les portraits d’Irving Penn résonnent longtemps. Eurythmiques, ils hantent et impressionnent. L’onde de choc tient pourtant du paradoxe : il ne s’y passe rien, ou du moins pas grand chose. Pas d’effets de manche, de mises en scènes ou d’intrigues fumeuses, pas d’intentions abracadabrantes. Juste quelqu’un aux traits connus, qui donne et se retient, sur une simple toile grise. Quand Alexander Liberman, directeur artistique de Vogue, commande à Penn en 1946 une série de portraits de célébrités, la liste est longue de celles qui poussent la porte de son studio sans fenêtre, sur la Ve avenue. Dans le recueillement de son temple, sous les « tentes lumineuses » formées par les ampoules au tungstène coulissant au plafond, Irving Penn les attend. Et il a fait ses devoirs. De leur vie, leur œuvre, il est très au courant, pour mieux créer « les conditions de l’image » et transformer la rencontre. D’abord, il y a le café, le bavardage de circonstance, le temps de la mise au point. Toujours, les encouragements. Penn murmure de sa voix douce à l’oreille des grands de ce monde, rompus à l’exercice de la pose. L’air de rien, infiniment, il les déshabille. Un tour de force quand on sait qu’il vient de les mettre au coin. Piégés entre deux parois qui forment un angle réduit – parfaitement adapté au format vertical du magazine – Stravinsky, Capote ou Duchamp se livrent, contraints et forcés, dans la région d’affolement où Penn les tient captifs. On pense aux espaces métaphysiques et mutants de Giorgio De Chirico, dont les perspectives insensées fabriquent de toutes pièces un volume profond et écrasé. C’est que Penn veut accéder à « l’épaisseur de la vérité », donner « de la tension et du poids » à l’image faite de grandes masses cernées d’une ligne claire. Ainsi de Balthus, avachi sur un fauteuil en velours sombre, clope au bec et veste crasseuse, semblant tout droit échappé d’un asile. Ailleurs, Cocteau, dandy en diable, nous toise de trois-quarts, impérial, bras et jambes désarticulés. Même quand Penn photographie Miró et sa fille Dolores, graves et calmes dans leur mas de Tarragone, on jurerait que la scène se passe dans le décor sans façon de son studio new yorkais. Il y tient à son non-lieu, comme le laisse à penser Bettina Ballard, rédactrice de mode pour Vogue, quand elle évoque « ses portraits très parlants, dans un noir et blanc austère, de célébrités ridées acculées dans un coin ou assises sur un monticule recouvert d’un vieux tapis gris que, pendant longtemps, personne n’a pu retirer à Penn, comme un ours en peluche loqueteux auquel se raccroche un enfant nerveux. Ces portraits sombres, qui vont fouiller l’âme, sont devenus un signe de réussite pour les modèles, comme s’ils allaient chez l’analyste le plus à la mode ». Qu’allaient-elles faire dans cette galère, ces vedettes capricieuses et pleines de doutes? Démêler ce paquet d’affects n’est pas une mince affaire. Parfois, la séance est pénible. À propos de ses portraits « existentiels », Penn dira que « chacun a été, à sa façon, un petit drame humain ». Comme quand la diva Marlene Dietrich, à peine arrivée, lui explique où placer ses lumières avant que, piqué au vif, il ne la renvoie gentiment dans les cordes. Elle reste et crève l’image, tel un aigle noir, cueillie elle aussi par le langage virtuose du maître, qui cite en référence Daumier, Lautrec, Goya ou Posada. L’anthropologue Lionel Tiger, lui, se souvient : « Je ne pouvais pas échapper à l’extraordinaire intensité avec laquelle Penn […] chorégraphiait l’événement. Lentement mais avec force, surgissait une énergie qui m’engageait dans cette collaboration […] il me semblait qu’une intention symétrique se mettait en place entre Penn et moi. » Et puis il y a la main-insecte de Miles Davis, énorme et rayée dans tous les sens, le majeur replié sur une trompette invisible. Cette main, on la reconnaîtrait entre mille. Tout l’art de Penn est là, qui fige l’âme dans les doigts.
Irving Penn, Grand Palais, Sept 21, 2017 - Jan 29, 2018.
Irving Penn au Grand Palais, Connaissance des arts, special issue, Oct 2017.