Deux combinaisons gagnantes croisent ce printemps le regard sagace d’Henri Cartier-Bresson : tandis que la Bibliothèque nationale de France sort le Grand Jeu, le musée Carnavalet rouvre l’album souvenir des images cultes réalisées à Paris.
1974. La photographie s’apprête à perdre l’une de ses légendes vivantes : sur les conseils de Tériade, son éditeur et mentor, Henri Cartier-Bresson, 66 ans, au sommet de son art, troque son fidèle Leica pour les crayons. Finies les années Magnum, coopératives et intrépides, l’ancien élève du peintre cubiste André Lhote veut s’adonner à sa passion adolescente, le dessin d’observation. À croire que John et Dominique de Ménil, époux collectionneurs héritiers de la compagnie pétrolière Schlumberger, ont un sixième sens, puisque deux ans plus tôt, au printemps 1972, ils lui ont passé commande d’une Master Collection pour leur fondation à Houston. La demande tombe à pic : avec la complicité de Robert Delpire, Cartier-Bresson entreprend justement de valoriser l’œuvre sur laquelle veillera bientôt la fondation qui porte son nom, ouverte en 2003. Il taille alors dans l’épaisse masse d’« instants décisifs » saisis à la sauvette depuis les années 1930 : sur vingt mille épreuves, il en retient trois cent quatre-vingt-cinq, à peine 2 %. Les élues sont tirées en 1973 par Georges Fèvre au laboratoire Pictorial Service à Paris, sous le contrôle de son directeur Pierre Gassmann. Toutes sont numérotées et classées dans cinq boîtes, numérotées elles aussi, selon un ordre a priori aléatoire.
Un testament visuel
Cartier-Bresson ne fait pas mystère de ses intentions. Ce Grand Jeu, comme il l’appelle, allusion à ses attaches surréalistes, sera son « testament visuel ». À preuve, la répartition choisie des six exemplaires produits pour l’occasion : la Menil Collection à Houston donc, l’Université des Arts à Osaka, le Victoria and Albert Museum à Londres, la Bibliothèque nationale de France (BnF) et la Fondation Henri-Cartier Bresson à Paris. Le dernier jeu disponible rejoint en 2014 la collection de François Pinault. C’est au commissaire Matthieu Humery que l’homme d’affaires a confié le soin d’une exposition consacrée à cet ensemble d’exception. Mais voilà, que dire sur « l’œil du siècle » que les rétrospectives de Peter Galassi au MoMA de New York en 2010 ou de Clément Chéroux au Centre Pompidou en 2014 n’auraient déjà dit ? Rien. D’ailleurs, « il s’agit plus d’analyser la perception de l’œuvre que l’œuvre elle-même, prévient Matthieu Humery. Lorsque François Pinault a fait l’acquisition de cet ensemble, je voulais recueillir son avis de collectionneur, savoir ce qui avait motivé son choix. Son témoignage m’a donné l’envie d’inviter plusieurs commissaires à défendre leurs points de vue, en regard du sien ». International, le casting vaut à lui seul le détour : la photographe américaine Annie Leibovitz, l’écrivain espagnol Javier Cercas, le réalisateur allemand Wim Wenders et la conservatrice française Sylvie Aubenas. Leur mission, acceptée aussitôt, est simple : opérer à leur tour la synthèse d’une présélection devenue signature.
L’écrémage est sans risque d’après Sylvie Aubenas, directrice du département des Estampes et de la photographie de la BnF : « Au sein de cet ensemble, on est dans le dogme de Cartier-Bresson : on ne peut pas se tromper ». Tout est donc permis. Pinault cultive une « nostalgie de la France d’antan », façon « partie de campagne », Leibovitz rend un sage hommage à son maître à penser dont elle volera, débutante, un portrait, jamais publié, pour le magazine « Rolling Stone », Cercas reconstitue le roman d’une vie dont il ignorait tout, Wenders se filme en train de commenter à voix basse les instantanés du disciple de Jean Renoir, éclairés comme les écrans de salles obscures... La règle est moins souple pour Sylvie Aubenas : contrairement à ses camarades de jeu laissés libres de fonctionner à l’instinct, elle incarne la figure d’autorité, celle à qui revient le mot – scientifique – de la fin. « Une façon de dénouer l’intrigue, comme dans un roman d’Agatha Christie : ses clés de lecture incitent le visiteur à recommencer son parcours », s’amuse Matthieu Humery, voyant dans ce « cadavre exquis » le meilleur moyen de fédérer le grand public autour d’une œuvre illustre et pourtant méconnue. « Cartier-Bresson est un artiste pop : beaucoup connaissent ses images sans pour autant savoir qu’elles sont de lui », souligne-t-il.
Paris en toile de fond
Parmi celles qui surgissent à la seule mention de son nom, quantité ont Paris en toile de fond : une ombre sautant dans une flaque d’eau place de l’Europe, (1932), Jean-Paul Sartre en canadienne sur le pont des Arts, pipe au bec et œil qui vrille (1946), le square du Vert-Galant enjambé par le Pont-Neuf dans la brume (1951), Giacometti traversant la rue d’Alésia sous une pluie battante (1961)... « Les images parisiennes représentent un sixième de sa production », évalue Anne de Mondenard, conservatrice en chef du musée Carnavalet où se tiendra prochainement une exposition dédiée. « Parce qu’elles sont toujours prises entre deux voyages, la tentation est grande de les considérer comme les temps faibles de sa carrière. Pourtant, Paris est le lieu où commence et où se termine l’œuvre, là où elle n’est jamais en pause. » Version augmentée de l’exposition « Paris à vue d’œil » présentée au musée Carnavalet en 1984, l’événement nous en apprend davantage sur une œuvre lue, selon la volonté de son auteur, comme une « suite de rencontres fortuites ». Certaines sont provoquées par des commandes, tel Paris Street Corner, reportage paru dans le « New York Times » en 1951 : posté à l’angle des rues Royale et Saint-Honoré, Cartier-Bresson croise toutes sortes de passants, à toute heure du jour. «Il y a trop à dire» sur Paris, où il se plaît « à fouiner en piéton ». Chiffonniers à l’ouvrage, aléas de la Libération, vitrines de bric-à-brac, liesse de Mai 68, pique-nique à Juvisy... entre petite et grande histoire, centre et périphérie, ici comme ailleurs, Cartier-Bresson va et vient. Comme si, à la manière du Grand Jeu, ses impressions parisiennes condensaient l’essentiel de son vocabulaire. Pari réussi : ce duo de florilèges rend grâce à une archive toujours vivante.
Henri Cartier-Bresson, Le Grand Jeu, BnF, Apr 13 - Aug 22, 2021.
Henri Cartier-Bresson, Revoir Paris, musée Carnavalet-Histoire de Paris, Jun 15 - Oct 31, 2021.
Connaissance des arts, May 2021.