Traqueuse zélée, la Franco-Finlandaise Henni Alftan, 43 ans, peint des toiles suspectes très préméditées, qui cernent la vie de tous les jours d’un même « contour » clinique.
« Le dallage manque encore d’épaisseur. Il faut qu’on sente le temps passé dessus. » Dans une impasse discrète du XVIIIe arrondissement de Paris, sous sa frange blonde platine, Henni Alftan scrute une piscine au mur de son petit atelier, frais comme une grotte. Accoudé au bord, un homme regarde ses tongs traîner près d’un palmier nain. Tout – l’homme, les tongs, le palmier, les baies vitrées – se reflète dans l’eau immobile. La scène fait plaisir à voir. Sans doute parce qu’il ne s’y passe rien. Sans doute aussi parce que tout y est à sa place, dans un ordre que la symétrie de la toile, divisée en deux bandes égales, accuse au point de nous donner envie de la replier sur elle-même. Seul un détail chagrine : l’homme nous tourne le dos. Le fait n’est pas isolé dans la peinture d’Alftan qui, toujours, montre et dissimule. Quelque chose, quelqu’un est bientôt là, ou déjà manque. Dans cette attente, l’âme s’agite et l’œil part en vrille, fouillant chaque recoin du tableau en quête de sens.
C’est, adapté au châssis, le « principe du MacGuffin », outil scénaristique récurrent dans le cinéma d’Alfred Hitchcock. Le réalisateur n’y accordait pas plus d’importance qu’à « un truc, un biais, un leurre, une combine » quand ses personnages, en revanche, auraient donné leur peau pour mettre la main dessus. Qu’il s’agisse d’une statuette dans le Faucon Maltais, d’une mallette dans Pulp Fiction, ou de Rosebud dans Citizen Kane, le truc est cet objet non identifié traqué en vain d’un bout à l’autre de l’histoire dont il est le prétexte.
« Peu importe le MacGuffin, pourvu qu’il existe », résume Henni Alftan sur qui les productions « populaires et subtiles » du maître du suspense, comme les contes étranges de David Lynch, ont fait grande impression. Il règne un climat policier dans ces scènes d’intérieur, sinon d’immédiat extérieur – vitrine, trottoir, espaces intermédiaires presque encore domestiques – qui usent et abusent du gros plan, du hors-champ et autres effets de cadrage, laissant en évidence suffisamment d’indices pour nous tenir en haleine. Un bleu au coin des lèvres, une oreille balafrée, un rai de lumière sous une porte, une silhouette sur un mur, le reflet d’une lame de couteau, des pieds chaussés inertes, face contre sol... Le drame, a priori, est imminent ou vient de se produire. Son absence répétée est une chance, l’occasion de considérer de plus près ce qui, en d’autres circonstances, n’aurait pas retenu l’attention – un tatouage, des glaçons, une pile de livres, le col d’une chemise. « Plutôt que de voir, on se met à regarder », remarque Henni Alftan à propos de ses toiles suspectes, qui posent des questions laissées sans réponse. Certaines cultivent plus que d’autres le mystère, ajoutant un filtre – une averse, un manteau, une ombre, un rideau de douche – à une vision d’emblée empêchée. Avec « Déjà-vu », série de vrais-faux diptyques accrochés séparément, Alftan insiste, nous laissant le soin de reconstituer les paires, à la façon d’un jeu de memory ou des sept différences. Exemple : une femme tire sur sa cigarette dont elle exhale plus loin la fumée, mouvement bref et banal décomposé en deux temps, deux plans qui, vite vus, paraissent en tous points semblables. Récréatifs, ces arrêts sur image, zoomés à la paparazzi, confondent par erreur durées d’action et d’exécution.
La confusion est volontaire dans ces bribes de portraits, de paysages ou de natures mortes semblant n’avoir nécessité aucun surcroît d’effort. Les formes y sont élémentaires, hyperréalistes et naïves à la fois, comme si Alftan avait emprunté un raccourci vers elles : « La perfection ne m’intéresse pas, je vise l’effet suffisant. » Appliqué, son geste tient à rester visible. Ici, une légère aspérité, ailleurs, une chevelure mousseuse, façon sfumato, donnent du relief à l’ensemble. Henni Alftan peint lisse, maigre, et relativement vite : « Je suis pressée, je peins dans le frais. Je dois finir avant que la matière ne sèche. » Héritée de la Renaissance, la technique alla prima ne pardonne pas et pour cause, la retouche est exclue. L’huile a depuis l’enfance les faveurs d'Henni: « Elle a des propriétés matérielles beaucoup plus flagrantes que d’autres peintures : selon les couleurs, elle ne va pas sécher à la même vitesse, elle ne va pas glisser de la même façon, elle ne va pas non plus peser le même poids. Un tube de blanc pèse quatre fois plus lourd qu’un tube de vert. La couleur n’est pas là en soi, c’est une substance physique. » Alftan a le sens de la mesure. Tant et si bien que tout, chez elle, est prémédité. Le dessin lui sert de crash test : ce qui passe l’épreuve du croquis a peu, voire pas, de chance d’échouer une fois transposé sur la toile. Pareils à des story-boards, ses carnets sont pleins de notes, d’esquisses, de « problèmes » qu’elle entend « résoudre » une foule regardant dans la même direction, un all-over de rinceaux gothiques. Du réel, qu’elle observe attentivement, elle déduit des règles plastiques: « Comprendre le système d’équivalences entre la texture d’une doudoune dans le métro et celle du taffetas dans la peinture ancienne me permet de reconstituer ce que j’ai vu sur la toile. » Elle dit peindre des « images » et pourtant, jamais elle ne prend la photographie pour modèle : « Ce serait de la triche. » Or elle connaît sa leçon.
Passée par la Villa Arson et les Beaux-Arts de Paris, elle s’essaie d’abord à la sculpture, au collage : « J’ai longtemps cherché une manière actuelle de peindre avant de m’apercevoir que je m’étais posée la question à l’envers : en peinture, ce n’est pas la toile qui est le support de l’image, mais la peinture elle-même, et la façon dont on l’applique. » Ses tableaux n’en restent pas moins des huiles sur toile de taille moyenne, soit « l’archétype de l’œuvre d’art ». Leur format non plus n’est pas le fait du hasard : « La peinture classique est en général plus petite que l’échelle 1. Passer en dessous donne à mes toiles un côté désuet. Avec un format géant, elles tombent vite dans une esthétique pop art. » Difficile d’oublier les deux mille ans d’histoire que cette pratique charrie. Mais Alftan positive : « Je peux très bien trouver une astuce chez Piero Della Francesca et l’amener vers le contemporain. » À l’inverse du Traité d’Alberti, Alftan ne regarde ni en arrière, ni droit devant, mais tout autour. « J’évite l’intemporel. Si je peux spécifier l’époque avec un détail, c’est encore mieux.» Écran plat, short Adidas, réveil électronique, manteau léopard... Par touches successives, mode et technologie datent ces moments « intimes mais communs ». Pareille à Thomas Lévy-Lasne, Marion Bataillard, Jean Claracq ou Mireille Blanc, autres peintres de la vie moderne que les apparences normales accaparent, elle esquive « à tout prix » la « mythologie personnelle ». Dernièrement, son regard acéré croisait à Séoul celui, plus candide, de Dike Blair, connu pour ses gouaches de cendriers et de Dry martini, copies d’instantanés pris de travers et avec flash. Dans ce ping-pong diaristique, Precision (2020) relevait du pléonasme : tenu fermement entre le pouce et l’index d’une main délicate, un pinceau y effleure du bout des poils une toile encore vierge. « Mes images sont toutes des représentations du monde visible. Il n’y a rien de surréaliste », assure Alftan, pourtant prête à greffer une vertèbre superflue à ses modèles anonymes pour obtenir « la courbe parfaite », son obsession. Méthodique, jusqu’à l’os.
Henni Alftan, Contour, Sprüth Magers, Jun 10 - Jul 30, 2022.
Mouvement #114, Jun - Aug, 2022.