Avec ses tableaux immenses et ultraléchés, Gregory Crewdson prend depuis quarante ans le rêve américain à revers. An Eclipse of Moths, son nouvel opus, capture les paysages désolés de la Nouvelle-Angleterre, et ajoute à la somme de ses énigmes irrésolues.
De toute évidence, il a plu à verse. Égarée sur l’asphalte encore maculé de flaques, une vieille Buick stationne plein phares sur un carrefour désert. Depuis le porche de son immeuble, un homme tatoué contemple la scène une bière à la main, indifférent au landeau abandonné sur le trottoir. En face, clouées aux fenêtres, des planches de bois protègent une maison en brique d’un danger passé ou imminent. Au fond, la brume se dissipe tandis qu’une bande de nuages roses traverse le ciel bleu layette, rayé de fils électriques. Le temps s’est figé sur Alone Street, l’une des seize pièces à conviction de An Eclipse of Moths, dernière série à suspens de Gregory Crewdson, empruntant son nom au piège que tend la pollution lumineuse aux papillons de nuit : «J’ai vu dans ce phénomène naturel une métaphore poétique de mes personnages qui semblent tous chercher leur voie, aimantés par les lampadaires comme ils le seraient par des phares» commente la superstar d’une staged photography aux frissons garantis, dont il enseigne la science (fiction) à Yale. Cerné d’une marie-louise immaculée et d’un discret cadre noir, ce très grand format (127×228cm) trône dans le bureau d’Anne-Claudie Coric, directrice de la Galerie Templon qui lui consacre cet automne sa sixième exposition personnelle : «Ce qu’on y voit varie selon l’humeur : si tout va bien, on trouve la nature superbe, on se dit que les personnages viennent d’échapper au pire. À l’inverse, on peut s’imaginer une scène parfaitement déprimante».
Mieux vaut avoir un moral d’acier pour affronter les images à sensation de ce fils de psychanalyste, forcément névrosé, qui, depuis son tout premier cliché – un cabriolet rouge garé devant un pavillon de banlieue blanc – nous conte la folie ordinaire de l’Amérique middle-class. Il ne fait pas bon vivre dans les intérieurs de Beneath the Roses (2003-2008), pas plus que dans les sous-bois de Cathedral of the Pines (2013-2014). Peuplées de rares âmes solitaires aux mines blafardes et aux cœurs gros, semblables à celles qui hantent les toiles d’Edward Hopper, ces actions suspendues, sans avant ni après, se déroulent dans les environs de Becket, cité anonyme du Comté de Berkshire dans le Massachusetts, où Crewdson passait enfant, ses vacances d’été. C’est là ou presque, à Great Barrington, loin de la fureur de Manhattan, qu’il trouve refuge en 2011 après un divorce difficile, dans une église méthodiste désaffectée. Randonnées méditatives dans les Appalaches et baignades revigorantes dans les eaux froides du lac Upper Goose le décident à reprendre le fil des scénarios catastrophes faisant depuis Twilight (1998-2002) – album paranormal façon Stranger Things – sa signature. Un peu comme s’il reprenait le chemin des studios, tant ses prises de vue superproduites copient les rites des plateaux de cinéma. Lui qui chassait en 2009 les fantômes noirs et blancs de Cinecitta (Sanctuary) entretient avec le 7e art une relation suivie : «À ses débuts, beaucoup décelaient des citations de Hitchcock, Lynch, Spielberg, Cronenberg ou de Palma. Aujourd’hui, il n’est pas simple d’identifier ses sources d’influence. C’est d’ailleurs plutôt lui qui inspire le cinéma : certaines productions Netflix semblent tout droit sorties de son imagerie. Je le pense du reste beaucoup plus proche de la peinture, comme en témoigne Alone Street, dont la composition rappelle celle d’une Annonciation» analyse Anne-Claudie Coric. Il y a tant à voir dans ces pastorales américaines désenchantées, patiemment mises au point durant des semaines de retouches : «L’œil, comme l’image cinématographique, est en soi incapable d’obtenir ce degré de netteté. Il suffit qu’il se focalise sur un détail pour que le reste devienne flou. Chez Crewdson, tout est absolument au même plan : une expérience aussi physique que mentale».
Absorbé par le vortex de ce puzzle d’images qui les condense toutes en une, le regard circule, scrute, furète, balaie la scène en quête d’indices. Et Crewdson ne lui simplifie pas la tâche : «Alors que ses séries précédentes concentraient l’attention sur une scène principale, An Eclipse of Moths éclate l’action et déploie de façon rhizomatique une infinité d’histoires possibles. C’est la première fois qu’il convoque autant de genres différents, de la science fiction au drame familial, social ou policier». Suspectes, ses images duveteuses séduisent tant et si bien qu'on les présumerait innocentes. «Depuis Cathedral of Pines, il est passé à l’impression jet d’encre : les pigments sont directement projetés sur le papier, sans aucun processus chimique, ce qui donne à l’image ce rendu velouté si particulier, plus proche du dessin ou de la peinture que de la photographie. Un choix motivé par des raisons esthétiques, qui optimise en prime la durée de conservation du tirage. Technologiquement, c’est ce qui se fait de mieux». Prudent, Crewdson se tient à la pointe, à distance de l’artificiel : «On n’est pas chez Andreas Gursky ou Thomas Struth, il n’y a pas de “truc” mais au contraire, ce qu’il faut d’arbre, de ciel, d’architecture… les décors sont suffisamment ancrés dans le réel pour que l’ensemble soit authentique. C’est un travail sur la puissance de l’image, la complicité qui nous lie à elle et nous chamboule, infiniment et lentement». Que ses microclimats anxiogènes aient inondé Instagram durant le confinement n’est pas un hasard. Que le calendrier de sortie de cette nouvelle intrigue épouse celui des élections américaines, non plus : ici et là, renaître ou sombrer, le mystère reste entier.
Gregory Crewdson, An Eclipse of Moths, Galerie Templon, Nov 7, 2020 - Jan 23, 2021.
Connaissance des arts, Nov 2020.