Prophète en son pays, la photographe mexicaine Graciela Iturbide, 80 ans, multiprimée, mène une enquête aux frontières du réel, à égale distance de la chronique et de la fable.
C’est une tour de briques rouges, nichée dans le dédale du Barrio del Niño Jesús, au cœur du quartier bohème de Coyoacán, au sud de Mexico. Trois étages envahis de plantes, de livres, de souvenirs, et pourtant clairs et calmes, comme une chapelle. C’est là, au numéro 37 de la Callejón Heliotropo, que Graciela Iturbide travaille et se recueille, à quelques mètres de sa maison en adobe, elle aussi bâtie par son fils, Mauricio Rocha. «Elle habite son atelier d’une manière tout à fait extraordinaire, confie l’architecte. Je savais d’avance qu’elle serait capable de coloniser les lieux». Si l’adresse, centre autour duquel son monde gravite, a donné son titre à l’exposition qui l’honore cet hiver à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris, c’est qu’elle est faite à son image. «Il y a chez Graciela ce même mélange de force et de réserve, cette même humilité raffinée», observe le commissaire Alexis Fabry, qui découvre par hasard ses photographies en 1994 au Museo de Arte Contemporaneo de Oaxaca, avant de les publier face aux textes d’Aimé Césaire et d’Édouard Glissant traduits par Álvaro Mutis. Trois décennies ont passé, précisant leurs points communs : «À mesure que grandissait mon goût pour l’épure, l’une des spécificités de la scène latino-américaine, Graciela dépeuplait ses images. Elle qui s’intéressait, à ses débuts, aux communautés et aux rites indigènes, a progressivement glissé vers l’abstraction, dans un mouvement semblable à celui de Koudelka, qu’elle admire. À ceci près que, là où il bascule dans le monumental, elle reste dans une géométrie fragile».
Nombreux, ses clichés sans personne manquent d’ordinaire à l’appel dans ses rétrospectives. Ce n’est pas le cas à la Fondation Cartier, première institution française à lui rendre pareil hommage depuis le Centre Pompidou, en 1982. Quelque trois cents tirages balaient sur deux étages le spectre d’une œuvre opaque placée «au croisement de l’intuition et de la discipline». Iturbide l’initie en 1969, à 27 ans. Déjà mère de trois enfants, elle intègre la section cinéma de l’Université nationale autonome du Mexique avant de rejoindre le cours de Manuel Álvarez Bravo (1902-2002), mystique moderne adulé par le surréaliste André Breton, qu’elle assiste aussitôt. Pur produit du pays, la photographie de «Don Manuel», pleine de murs éraflés, d’ombres portées, d’ambiguïté, fait sur Iturbide forte impression. Auprès de son «maître», «l’arpète» apprend tout : la littérature, la musique, la peinture, la patience aussi. Car Álvarez Bravo est formel, rien ne sert de courir. «Faire peu d’images, ne retenir que l’essentiel... Graciela a hérité de ce rapport au temps, long, suspendu», estime Alexis Fabry. Ce «temps poétique et si mexicain» ne connaît pas de fin, si bien qu’elle peut s’y installer partout ailleurs, là où s’engage «un dialogue fertile avec la culture populaire». En 1978, à la demande de l’Ethnographic Archive of the National Indigenous Institute of Mexico, elle part à la rencontre des Indiens Seri, tribu de pêcheurs nomades errant dans le désert de Sonora, à la frontière de l’Arizona. L’année suivante, le peintre, céramiste et sculpteur Francisco Toledo (1940-2019) l’invite à suivre le peuple zapotèque dans la vallée d’Oaxaca. Iturbide passera dix ans parmi les Mujeres de Juchitán, toutes «fortes, émancipées, merveilleuses», comme cette madone coiffée d’une couronne d’iguanes, croisée sur un marché, depuis devenue une icône. D’autres incontournables figurent à la sélection d’Alexis Fabry : les oiseaux, posés sur un trottoir de Jaipur ou envolés dans le ciel de Guanajuato, au-dessus du cimetière de Dolores Hidalgo où Graciela Iturbide panse les plaies d’une perte immense – sa fille Claudia –, la nature emmaillotée du jardin botanique d’Oaxaca, les gangs de Cholos à Los Angeles. À l’écoute des accords et désaccords entre les règnes du vivant, elle ne fait pas œuvre de science, mais de fiction. «Le document anthropologique ne l’intéresse pas», prévient Alexis Fabry, arguant de son recours systématique à la métaphore.
«Tout n’est ici-bas que symbole et que songe», disait Álvarez Bravo, et Graciela Iturbide le croit fermement. D’autant qu’elle connaît ses limites : «Il arrive la même chose au photographe qu’à l’écrivain : il lui est impossible de saisir la vérité de la vie». Parce qu’elle juge le baroque «inacceptable», la marge d’erreur, ou plutôt d’interprétation, est mince. Mais elle suffit à franchir le seuil du visible, à «atteindre ce qui se trouve derrière les choses ou à l’intérieur de soi». Que voit cette fille de dos aux cheveux noirs ornés d’un peigne énorme (La Niña del peine, Juchitán, Oaxaca, 1979) ? Qu’attendent ces hommes déshabillés près d’un serpent ondulant la gueule ouverte sur un panneau de bois (Benarés, India, 2000) ? Mystère. Ils sont de «l’autre côté de ce côté», celui que visitait Octavio Paz, celui d’en face, à la fois présent et caché. Et Alexis Fabry va plus loin : «Il y a chez elle un lyrisme noir, même quand elle touche au domaine de l’enfance». Christer Strömholm, Miguel Rio Branco... Ses références partagent ce penchant sombre. C’est pourtant en couleurs que la Fondation Cartier lui a passé commande. «Graciela a déjà fait quelques incursions dans ce domaine, notamment quand elle a photographié la salle de bains de Frida Kahlo. Mais les teintes étaient vives, or je rêvais qu’elles soient descendues. Elle a réalisé une série dans une carrière d’onyx à la périphérie de Puebla, parfaitement assortie à ses préoccupations récentes : les textures, les volumes, les éléments». Vues de face ou en contreplongée, sous un soleil de plomb, les pierres de Tecali taillées en blocs évoquent tantôt un champ de ruines, tantôt un site en construction. Certaines portent des chaînes, d’autres des inscriptions, et toutes, le poids du monde.
Graciela Iturbide, Heliotropo 37, Fondation Cartier pour l'art contemporain, Feb 12 - May 29, 2022.
Connaissance des arts, Feb 2022.