Disparu en 2005 à 77 ans, le peintre, auteur et scénographe Gilles Aillaud laissait derrière lui quelque 350 toiles réalistes et critiques. Le Centre Pompidou s’attarde sur ses scènes de zoo, cruelle invention de la société du spectacle.
Aussi vrais que nature, lions et rhinocéros font triste mine derrière la vitre du musée. L’impression donnée depuis la rue, le long de la fontaine Stravinsky, est redoublée de près, face à ce vieux phoque aux yeux humides, seul au monde dans une piscine glauque. Venue d’une collection particulière, comme la plupart des œuvres réunies là grâce au précieux concours de la Galerie Loevenbruck, Intérieur vert est la première d’une quarantaine de toiles hyperréalistes dont le sujet quasi unique - des bêtes en captivité - pourrait sembler inoffensif, pour ne pas dire tarte. Ce serait tomber dans le piège tendu par un esprit retors proche de la figuration narrative dont la peinture précise entendait contribuer au "dévoilement historique de la vérité". Hormis deux toiles très premier degré - La Bataille du riz (1968), réplique d’un cliché de propagande figurant un soldat américain escorté par une combattante vietnamienne, et Réalité quotidienne des travailleurs de la mine (Fouquières-lès-Lens) n° 6 (1971), campant deux gueules noires prêts à regagner la fosse suite au fatal coup de grisou du 4 février 1970 - son programme reste implicite.
Homme de lettres, Aillaud pouvait se montrer avare de mots : interrogé sur le pourquoi des animaux, il répondait d’un laconique “parce que je les aime”, décrétant que son bestiaire léché était à prendre “littéralement et dans tous les sens”. En 1978, au micro de Pierre Descargues, sa langue se délie : "Lorsque je représente des animaux toujours enfermés ou «déplacés», ce n’est pas directement la condition humaine que je peins. L’homme n’est pas dans la cage sous la forme du singe mais le singe a été mis dans la cage par l’homme. C’est l’ambiguïté de cette relation qui m’occupe et l’étrangeté des lieux où s’opère cette séquestration silencieuse et impunie. Il me semble que c’est un peu le sort que la pensée fait subir à la pensée dans notre civilisation". Philosophe manqué collé à l’oral de l’ENS par Merleau-Ponty, Aillaud fait, avec ses bestiaux, écho à Michel Foucault, dont le Surveiller et punir paraît en 1975. Le malaise s’installe, à mesure que le parcours serpente comme un boa s’approche de sa proie. Au hasard d’une rangée de boxes flanqués de bancs, s’improvise un tête-à-tête avec un éléphant. Le pauvre n’a plus que ses pattes pour pleurer, lesquelles piétinent un tas de fumier, interdites d’avancer par une armée de clous acérés. Ailleurs, un monstre marin gît sur un carrelage détrempé; un hippopotame broie du noir derrière une grille. De toute évidence, les conditions de détention comptent autant que les otages, car le vernis du verrou égale la brillance de l’écaille. Triste cachot plein de tuyaux, le zoo est aussi un ghetto taillé pour les membres de la même espèce. Une réalité que le fils d’Émile Aillaud, architecte de La Grande Borne ou des tours Nuages, grands ensembles utopistes de la banlieue parisienne, ne pouvait ignorer.
Le climat s’allège devant les 194 lithographies de son Encyclopédie de tous les animaux, y compris les minéraux, parue en quatre tomes entre 1988 et 2000. Okapi, huître, tarentule… “Chaque animal est une forme de vie”, affirme le poète Jean-Christophe Bailly qui, avec l’éditeur Franck Bordas, accompagne Aillaud au Kenya. Là-bas, sa touche “s’autonomise” au point de rejoindre “l’écriture primesautière” de Manet, qu’il admire. Enfin libres, ses modèles s’évaporent. Les girafes se fondent dans le jaune de la savane et dans le bleu du ciel; les flamands roses flottent en bande à l’horizon du lac Nakuru; un éléphant s’en va tel un mirage après la pluie. Ses frises impressionnistes donnent juste avant la sortie l’espoir d’un “monde continué”.
Gilles Aillaud, animal politique, Centre Pompidou, Oct 4, 2023 - Feb 26, 2024.
La Gazette Drouot, n°40, Nov 10, 2023.