Égérie ou disciple, Georgia O’Keeffe entretient avec la photographie une relation suivie. Ses plans serrés de formes pures doivent beaucoup à la «vérité objective» prônée par le cercle d’Alfred Stieglitz, son alter ego.
Debout, dans l’embrasure d’une porte-fenêtre, Georgia O’Keeffe pose cheveux relevés, bras et kimono grands ouverts, devant l’objectif d’Alfred Stieglitz. Sa tête est de profil et son corps de trois-quarts, nu, tendu comme un arc. La scène se passe en 1918, deux ans après leur rencontre, six ans avant leur mariage. Ce n’est pourtant pas avec son physique que l’inconnue du Midwest séduit le pygmalion pictorialiste, de vingt-trois ans son aîné, mais avec ses Specials, arabesques tracées au charbon dans un geste si franc qu’elles «donnent de la joie» au héraut de l’avant-garde new-yorkaise. Reste que «The Great American Couple» à la poursuite de «The Great American Thing», soit l’exception culturelle outre-Atlantique, vit une passion ardente que les vingt-cinq mille pages de leur roman épistolaire ne suffisent pas à dire. Pas plus que les trois-cent cinquante portraits par lesquels le photographe dissèque sa muse de la tête aux pieds, devant ses fusains et tableaux suggestifs. À force, premier et arrière plans se confondent : «Impossible d’éviter que regardeurs et critiques ne voient les photographies de Stieglitz se superposer aux peintures d’O’Keeffe», constate le commissaire Didier Ottinger, ajoutant que «l’exégèse de ses peintures de fleurs en sera durablement marquée». Si Stieglitz façonne l’image publique d’O’Keeffe, il se range au passage à l’avis dominant sur son œuvre, pétri de convictions freudiennes. Quoique réduite à sa charge érotique, celle-ci s’en trouve quelque part grandie : «Cela m’a aidée à exprimer ce que j’ai à dire - en peinture» déclare O’Keeffe sur ce «journal photographique», lorgnette votive à travers laquelle elle pose un regard neuf sur sa production. Membre active du National Woman’s Party, mouvement radical revendiquant l’égalité des droits entre les sexes, elle ne tarde pas à reprendre le contrôle de sa personne. C’est chose faite au Nouveau Mexique, où elle rejoint la colonie artistique de Taos en 1929, avec Rebecca Strand, elle aussi éprise de spiritualité et de grands espaces. À Ghost Ranch, puis à Abiquiú, sur ces étendues arides qu’elle ne quittera bientôt plus, exit les attitudes lascives. O’Keeffe soigne sa réputation de pionnière intrépide et solitaire : vêtue d’un jean ou de sa robe noire favorite – un modèle portefeuille de Neiman Marcus – elle prend l’air austère de son hacienda en pisé, flanquée de ses chows-chows Bo et Chia, quand elle ne sillonne pas le désert au volant de sa voiture-atelier, en quête de crânes d’antilopes, de fémurs de chevaux, ou de galets, dont elle fait collection. Ces portraits conquérants, pris par Ansel Adams, Eliot Porter, Todd Webb, Arnold Newman, Cecil Beaton, Philippe Halsman, John Candelario, Yousuf Karsh ou John Loengard, achèvent d’en faire une icône américaine, l’artiste femme la plus photographiée du XXe siècle. Remarquable outil de promotion, la photographie a pour O’Keeffe bien d’autres vertus, celles-là créatives.
Effet miroir
Initiée par Stieglitz, qu’elle assiste à Lake George lors de leurs fréquents séjours dans sa maison de famille, O’Keeffe n’ignore rien d’une discipline dont les débats esthétiques agitent The Little Galleries of the Photo-Secession, bientôt surnommées «291» en référence au numéro de l'immeuble qui les accueille sur la 5e avenue. Fondé en 1905 par Stieglitz et Edward Steichen, le lieu défend au mur et sur papier, dans la revue Camera Work, les grands esprits modernes : Rodin, Cézanne, Picasso, Matisse, Brancusi, Duchamp… Surtout, Paul Strand, Edward Weston, Charles Sheeler, Ansel Adams, Imogen Cunningham, photographes d’un nouveau genre, en prise directe avec le réel, rien que le réel. Tous forment un cercle au centre duquel règne Georgia O’Keeffe, attentive à leurs sujets, à leurs manières. «Aux premières loges de la révolution artistique qu’une nouvelle génération de photographes opère sous la bannière de la “Straight Photography”, elle eut tout le loisir de méditer les leçons d’une vision, dans laquelle l’usage du “blow-up” agit comme un intensificateur formel autant qu’émotionnel» analyse Didier Ottinger, rappelant qu’ «en 1925, pour la première fois, elle soumet ses fleurs à une vision rapprochée qui sature l’espace de ses tableaux». L’année 1925 marque aussi celle de son emménagement avec Stieglitz au trentième étage de l’Hôtel Shelton. Depuis leur appartement, elle a de Manhattan une vue panoramique. Les contre-plongées de grattes-ciel qui l’occupent jusqu’en 1929 rappellent les perspectives brutales de Stieglitz bien sûr, mais encore de Strand ou de Sheeler. Vertical, synthétique, nocturne, son New York est un théâtre, Art déco et futuriste. À cet endroit, ses pinceaux ne sont pas de taille à rivaliser avec la précision de l’appareil : «Je ne vois aucune raison de peindre quelque chose qui pourrait tout aussi bien être exprimé sous une autre forme», décrète-t-elle en 1930, délaissant subitement le décor urbain. Elle continuera pourtant à peindre ce que d’autres photographient. Ainsi des pistils turgescents saisis par Imogen Cunningham, ou de l’église Saint-François-d’Assise de Ranchos de Taos dont Ansel Adams capture le dos rond, pareil à une patte d’éléphant. O’Keeffe n’est pas sous influence, elle appartient à une communauté de pensée. Ce qu’enseigne l’analogie subtile entre les courbes de son Pedernal from the Ranch I (1956), os pelvien tenu à bout de bras pour mieux cadrer l’azur, et celles des Bowls (1916) de Paul Strand. Le cadet et protégé de Stieglitz occupe dans l’entourage d’O’Keeffe une place à part : «Je crois que je regarde les choses et les vois comme je pense que vous les photographieriez - est-ce que ce n'est pas drôle - de faire des photographies de Strand pour moi-même dans ma tête ?» lui écrit-elle en 1917, dans le train qui l’emporte de New York au Texas. À sa manière, elle construit un espace frontal et sans fuite, jugé abstrait parce que méconnaissable. Contours nets, surfaces planes, sa peinture aux accents hard edge adopte en définitive la même stratégie d’épuration que la photographie de son temps, cet art de la découpe graphique et transcendantal. «J’ai vu une image de formes et, sous-jacent, un sentiment que j’avais de la vie» prétend Stieglitz en 1907, à propos de son cliché culte The Steerage où l’entrepont bondé d’un paquebot raconte la lutte des classes.
Donner l’impression
O’Keeffe ne dit pas autre chose quand elle dit : «Je sais que je ne peux pas peindre une fleur. Je ne peux pas peindre le soleil sur le désert, un clair matin d’été mais je peux peut-être, grâce à la couleur, vous faire part de mon expérience de la fleur ou de ce que la fleur signifie pour moi à ce moment précis». O’Keeffe n’entend pas recopier ce qu’elle a sous les yeux, plutôt en donner l’impression. Elle adhère en cela aux principes atmosphériques défendus par les tenants de la photographie pure, dont la série Equivalents de Stieglitz fournit le manifeste métaphysique et radical. Il y a d’ailleurs un peu de ces études de nuages dans le ciel menaçant de Storm Cloud on Lake George (1923). Au fond, la photographie est pour O’Keeffe moins une fin qu’un moyen d’ordonner le chaos de la nature où elle prélève ses motifs essentialistes. Isolés sur la toile, miroir grossissant où l’œil peine à faire le point, ils ne sont plus ce qu’ils désignent. Vaines, les tentatives d’identification laissent place à l’intuition. Au soir de sa longue vie, O’Keeffe, atteinte d’une dégénérescence maculaire, ne voit pas plus loin que le bout de sa canne. À Dennis Hopper, idole de la contre-culture et nouveau propriétaire du ranch de Mabel Dodge, mécène fantasque de la colonie de Taos, elle confiera peindre de mémoire, convoquant la foule d’images mentales imprimées en son for intérieur. Comme un réflexe, un tour de magie, une apparition. Ce qu’est, en fin de compte, la photographie.
Georgia O’Keeffe, Centre Pompidou, Sept 8 - Dec 6, 2021.
Connaissance des arts special issue, Sept 21.