Entre heures de gloire et coups du sort, le musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme retrace cet automne l’itinéraire heurté d’un génie intranquille dont les images racées défiaient un siècle barbare.
« Mobilis in mobile », mobile dans l’élément mobile. Ainsi va Erwin Blumenfeld (1897- 1969), juif de Berlin ballotté par la vie, d’Amsterdam à Paris et de New York à Rome, Ville éternelle où il s’éteint. Tortueuse, sa route, tracée « de chambre noire en chambre noire » à travers « des mondes horribles et magnifiques, pays, guerres, femmes, labyrinthes, aventures, livres, beauté, crasse, sagesse, sottise, mensonges, vérités, trous de serrures », comme le rapporte son autobiographie Jadis et Daguerre, roman picaresque qui l’accapare de 1955 à sa mort, croise celle d’un peuple errant opprimé par l’histoire. « Le MahJ a choisi d’approfondir ce que la vie et l’œuvre de Blumenfeld doivent en propre à la culture et au destin des juifs européens pris dans les tourmentes de la première moitié du XXe siècle », annonce Paul Salmona, directeur de l’institution où défilaient hier les images ardentes d’autres exilés – Lore Krüger, Helmar Lerski ou Roman Vishniac. « Bien qu’il n’ait jamais renié ses origines, Blumenfeld n’était pas pratiquant », prévient Nadia Charbit-Blumenfeld, sa petite-fille, commissaire avec Nicolas Feuillie, chargé de la collection photographique du MahJ, de cette exposition aux airs d’épopée. Homme de peu de foi, il connaîtra pourtant l’enfer des camps – de Marmagne en Côte-d’Or, de Loriol dans la Drôme, du Vernet d’Ariège, de Catus-Cavalier dans le Lot, et de Sidi-el-Ayachi, près de Casablanca, au Maroc – avant son sacre à New York, « bibelot géant » gagné en 1941 grâce à l’intervention de la Hebrew Immigrant Aid Society. Reste que ce rapprochement fouille de front « l’abîme de l’Occupation » et les replis d’une production déjà vue et revue sous ses angles saillants : la mode et la couleur (au Centre Pompidou en 1982, à la Maison européenne de la photographie en 1998, au musée Nicéphore Niépce en 2012), et l’influence dada (au Jeu de paume en 2013).
Bien sûr, quelques incontournables figurent parmi les cent quatre-vingts tirages et documents présentés à l’hôtel de Saint-Aignan. Tels Hitler et sa « gueule de l’horreur » (1933), hallucination prémonitoire superposant un crâne au visage du dictateur, Lisa Fonssagrives perchée sur la tour Eiffel en robe du soir (1939) ou l’appel au soutien de la Croix-Rouge lancé par un modèle fantôme (1945). Car il serait aussi vain d’évincer des annales les photomontages déviants du complice de Georg Grosz, rencontré un soir de 1915 dans une pissotière de la Potsdamer Platz, que les couvertures léchées du protégé de Cecil Beaton, « le Lord Byron de la caméra », impressionné par ses portraits des filles de la vicomtesse de Noailles. On le sait, Blumenfeld, âme grave à la drôle de tête, arrivé en 1936 à Paris en provenance d’Amsterdam suite à la faillite de sa boutique de sacs en cuir pour dames, a une idée fixe : « être photographe tout court, l’art pour l’art, un nouveau monde que le juif américain Man Ray venait de découvrir de manière triomphale ». Chez « Vogue » où Beaton le pistonne avant qu’il ne signe en 1939 un juteux contrat chez « Harper’s Bazaar », il adore « résolument, virilement » ses « fétiches » : « yeux, cheveux, seins, bouche », parties d’un tout qu’il isole et maquille, à grand renfort d’effets spéciaux – solarisation, surimpression, réticulation... De sorte que, pris en sandwich ou givrés au congélateur, ses négatifs où pose, derrière un verre cannelé, sous un voile mouillé, dans le reflet d’un miroir brisé, une foule d’élégantes, opèrent la synthèse entre Nouvelle Vision et surréalisme, et rivalisent de sophistication avec leur sujet : le beau. « Il était sans cesse à la recherche de mieux », affirme Nadia Charbit-Blumenfeld, louant « l’humanité, l’humour grinçant et le travail acharné » d’un curieux « mû par une faim maniaque d’encyclopédie » qui, bien avant de copier les maîtres classiques (Vermeer, Degas, Seurat), dressait à 14 ans une liste de trois cent soixante livres (Zola, Poe, Maupassant...) en cadeau pour sa bar-mitsva.
Dans le milieu de la mode, cette « foire de la vanité », « fourmilière d’ambitions inassouvies » où il brille et fait fortune, Blumenfeld reste un marginal, foncièrement imperméable au sentiment d’appartenance. « Je n’ai jamais été allemand, seulement berlinois. Je ne suis jamais devenu hollandais, tout juste amstellodamois. Je n’ai jamais été français, mais toujours montparnos, de la rive gauche. Je ne suis pas américain mais new-yorkais passionné. Je suis habitant des grandes villes, dans certains de leurs quartiers. Les patries me sont étrangères », avance le vagabond en arrêt devant les nations déplacées. À preuve, deux ensembles rares montrés en début et fin de parcours, dédiés aux Gitans des Saintes-Maries-de-la-Mer (1928-1930) et aux Amérindiens de Pueblo San Ildefonso, au Nouveau-Mexique (1947). Roulottes, manèges, danses rituelles... Chahutées comme Charlot, son héros, par les temps modernes, ses images « en équilibre sur les limites du possible », innovent et remuent.
Les Tribulations d'Erwin Blumenfeld, 1930-1950, Musée d'Art et d'Histoire du judaïsme, Oct 13 - Mar 5, 2022.
Connaissance des arts, Nov 2022.