Entre les néons fluo de Dan Flavin et les surfaces réfléchissantes d’Ann Veronica Janssens, l’hôtel de Montfaucon prend un bain de lumière. Une expérience-limite recommandée, avant que l’été ne touche à sa fin.
Près des plantes transgéniques de Dana-Fiona Armour et des couples enlacés de Jean-Charles Blais, l’Américain Dan Flavin (1933-1996) et la Belge Ann Veronica Janssens (née en 1956 à Folkestone, au Royaume-Uni) ont l’art de capter la lumière. Artificielle ou naturelle, permanente ou intermittente, elle sculpte à elle seule l’espace occupé pour une durée déterminée. Flavin électrise l’ambiance en six salles obscures et treize pièces radieuses, conçues dans le droit fil de sa « diagonale de l’extase personnelle » (The Diagonal of May 25 (to Constantin Brancusi), 1963), un tube fluorescent standard de 244 cm, qu’il se contente d’incliner à 45 degrés, dans son atelier de Washington Street. Il faut circuler, car il n’y a rien d’autre à voir que ces grilles de couleur rouge, rose, jaune, bleue, verte ou blanche, « objets spécifiques » posés tels quels et pourtant tout-puissants. Leurs ondes positives se propagent partout, rasant les murs et les visages, les sols et les âmes, soudain couverts d’un même voile blafard, absinthe ou parme, que l’on rechigne à lever. Chacun de ces monuments industriels rend un vibrant hommage à Ad Reinhardt, Sol LeWitt, Cy Twombly, Vladimir Tatline, Barnett Newman, Henri Matisse, Donald Judd ou Josef Albers, amis et sources d’influence. De grands noms adulés ou collectionnés par Yvon Lambert, lequel montrait Flavin en 1974 dans sa galerie de la rue de l’Échaudé à Paris, avant que le minimaliste, reconnaissant, ne lui offre trois diagrammes depuis perdus, esquisses d’une œuvre inachevée. Reste l’affection réciproque que se portaient deux hommes, dont la foi en l’esthétique radicale fin de siècle s’éprouve, là encore, intacte. Ann Veronica Janssens croit aussi aux biens immatériels, ces « choses simples dessinées entre le crépuscule et le ciel » qu’elle veut « montrer, sans les trahir », selon la formule de René Char reprise en préface de La Postérité du soleil (1986), à qui l’exposition emprunte son titre. À l’étage, en écho aux « épiphanies » de son aîné, Janssens livre neuf installations à la merci du jour, que vingt-six fenêtres laissent passer : une roue menthe givrée immobile (Blue Glass Roll 405/2, 2019), des stores vénitiens enduits de feuilles d’or (gam gam gam, 2017-2021), un aquarium vide à la surface duquel flotte une feuille de béton (Cocktail Sculpture, 2008), un bloc de glace qui jamais ne fond (Untitled, 2019)… Dans cette « chambre des transformations » balayée par des rayons faibles, moyens ou ardents, un théâtre pauvre prend vie. Ce qui se joue est un jeu de hasard : un kilo de paillettes jeté par le commissaire Stéphane Ibars, selon un protocole défini, forme une flaque outremer qu’un courant d’air réduirait à néant (Untitled Blue Glitter, open sculpture #4, 2015 - à l’infini). Une poutre en acier brut à la face polie se mue en miroir qu’une goutte d’eau suffirait à rouiller (IPE 650, 2009-2017). Fille d’architectes élevée à Kinshasa, Janssens opère en alchimiste et déclenche des épiphénomènes entraînant à leur tour des troubles de la perception. Une réaction en chaîne caractéristique de la sérendipité, cette disponibilité d’esprit nécessaire pour convertir un cas fortuit en précieuse découverte. Ainsi de sa paire de « Gaufrettes » (frisson bleu, frisson rose, 2022), plaques de verre feuilleté, flotté et martelé, doublées de filtres gélatine. Ultrasensibles aux variations de climat, elles s’adaptent à l’environnement. Leurs reflets changeants taquinent les lieux dont elles observent la loi.
Dan Flavin, Épiphanies, Ann Veronica Janssens, entre le crépuscule et le ciel, Collection Lambert, Jul 2 - Oct 9, 2022.
La Gazette Drouot, n°30, Sept 2, 2022.