Où étaient-elles passées, ces cent dix «artistes femmes» dont les noms et visages, peu connus, recouvrent le mur d’entrée ? À la trappe, éclipsées par leurs pendants masculins qu’il serait, au contraire, inutile de citer. Longtemps négligée voire allègrement passée sous silence, leur contribution active à l’abstraction est enfin considérée avec l’attention méritée dans une exposition-somme au titre affirmatif et, à dessein, au présent. Pour l’occasion – trop belle, trop rare –, la commissaire Christine Macel, assistée de Karolina Lewandowska, a rassemblé cinq cents dessins, toiles, vidéos, photographies, sculptures, maquettes, costumes, chorégraphies, produits de 1860 aux années 1980, de l’Amérique latine au Moyen-Orient. D’un bout à l’autre de l’accrochage convoquant le souvenir d’«elles@centrepompidou» (mai 2009-février 2011), les grands esprits se rencontrent : il y a de l’écho entre les méditations transcendantales des pionnières Georgiana Houghton et Hilma af Klint et les cosmogonies aborigènes de l’APY Art Centre Collective. Au milieu, une déferlante de gestes, de supports, de couleurs, de concepts, évacue sans pour autant l’éviter la question du genre. Nécessaire, la séance de rattrapage n’en est pas moins assommante : il ne faut pas être pressé de sortir du labyrinthe plus ou moins chronologique de quarante-deux salles révisant, à mesure qu’il la traverse, l’histoire canonique de l’art. Hormis quelques focus sur Sonia Delaunay et ses contrastes simultanés, Vanessa Bell et ses papiers collés, Barbara Hepworth et ses formes percées, Mary Ellen Bute et ses films animés, le parcours revient essentiellement sur des phénomènes de groupe et autres cas d’école – les avant-gardes russes, l’atelier de tissage de Gunta Stölzl au Bauhaus, le cours de «photographie créative» de Carlotta Corpron à la Texas Woman’s University de Denton, le néoconcrétisme brésilien. Géométrique, organique, expressionniste, excentrique, critique, politique… Souvent, l’abstraction varie : elle est à l’image de ses disciples, hors catégorie. Force est de procéder par élimination – c’est un comble – tant l’offre excède ici la demande. Reviennent ainsi en mémoire les sculptures spatiales de Katarzyna Kobro, une tapisserie hypnotique d’Anni Albers (Tenture, 1927/1964), un banc miniature de Saloua Raouda Choucair (Poem, 1963-1965), les huiles solaires diluées à la térébenthine d’Helen Frankenthaler, la danseuse Michèle Seigneuret prisonnière d’une sculpture articulée de Marta Pan dans un ballet de Béjart, les villes mosaïques de Vera Pagava, les études de vagues de Berenice Abbott, un solo en silence de la chorégraphe Lucinda Childs, les grilles minimales d’Agnes Martin, les bribes de corps en technicolor d’Huguette Caland, Dóra Maurer pliant sept fois de suite le même drap de lin blanc face caméra… Quels talents ! Quel gâchis ! À la sortie de ce tour de force scellant l’union de l’art et de la vie, devant les Plinthes de Tania Mouraud – lamentations décoratives rasant le sol –, juste avant de croiser les paniers en plastique (Set Eyes On, 2015) de Jessica Stockholder suspendus dans le forum, résonne encore le compliment adressé en 1937 par le peintre allemand Hans Hofmann à son élève Lee Krasner, repris en mot d’accueil : «Cette peinture est tellement réussie qu’on ne la croirait pas due à une femme». À propos d’abstraction, on se demande bien ce que le mot «femme» veut dire.
Elles font l’abstraction, Centre Pompidou, May 19 - Aug 23, 2021.
La Gazette Drouot, n°25, Jun 25, 2021.