Depuis la nuit des temps, l’homme prend la mer et inversement. La femme attend, terre à terre. Le grand retour, même quand il arrive, n’a jamais lieu. Voici l’histoire d’un deuil bidon et d’une vraie peine de cœur.
Le café fume, la pluie tombe. Je bois et j’écoute, déjà seule tandis qu’il fixe son écran, oracle rectangle dont l’avis compte, en cet instant précis, plus que tout. Que mon sort soit littéralement entre ses mains m’exaspère. D’autant qu’à son air satisfait, je sens bien que le manège va recommencer. Inutile de discuter, il faut, dès à présent, tuer le temps. L’imagination me manque, l’éventail restreint de mes options me désole. Vaisselle faite, douche prise, emails lus. Vingt-sept minutes viennent de s’écouler et il n’a pas bougé. Les rôles, bientôt, s’inverseront. Quand il ira de la plage au pic et du pic à la plage, répétant jusqu’à épuisement les mêmes mouvements contraires, je resterai à mon tour immobile. J’aurai pourtant changé d’endroit, peut-être même d’état. J’aurai sans doute vu, appris des choses nouvelles. Mais au bout du compte, je n’aurai fait qu’attendre. Pour l’heure, j’enrage devant tant d’indécision, tant de précautions, devant cet excès de zèle mis nulle part ailleurs, cette manie d’étudier le terrain comme s’il était miné. Comparer les webcams, éplucher les reports, sonder ses frères d’armes attroupés au belvédère, écumer les fronts… Chaque fois, les préliminaires s’éternisent, en ligne puis en vrai. Ma patience atteint prématurément ses limites, n’ayant, pas plus que Barbara, la vertu des femmes de marins. Ces départs sans cesse différés entament la beauté du geste : dans ma tête, se jeter à l’eau rime avec illico, rodéo. Tout sauf parano.
Je voudrais le retenir, mais le retenir, hélas, reviendrait à le priver d’un plaisir immense que je soupçonne, bien qu’il s’en défende, supérieur ou égal à celui qu’on se donne. J’en prends un peu - si peu - à le laisser vivre. Enfin, il s’active. Les Alcyons, sinon Cenitz. Plan et alternative élus, il rassemble à la hâte sa panoplie, fourrant serviette et combinaison encore humides de la veille au fond d’un vieux sac Ikéa. Un mot doux, un baiser bâclé, et puis il prend la route. Moi, je reprends mes esprits, chassant les idées noires, reçues aussi sec. Bien sûr, il n’y a rien de grave, pas de quoi en faire une maladie. Pourtant, une fois de plus, la raison me quitte et la honte me gagne, ajoutant à ma peine. Oui, je me sens trahie, abandonnée. C’est un vilain secret, une voie sans issue. Le syndrome est connu, au point de porter un nom. Je ne le prononcerai pas. Les généralités ne me sont en général d’aucun secours. Croire mon cas isolé, en revanche, m’apaise. L’information produit chez moi le même effet. J’ai bien essayé de parler son langage, mais Glassy, Gun ou Roller sonnent aussi faux dans ma bouche que Chelou dans celle de ma mère. Plantée devant l’océan, j’ai passé des heures ou quasi à étudier les vagues. Face à elles, je m’emporte, j’ai de grandes ambitions et des envies de base, je crois en Dieu et voudrais tout casser. Lui, garde son calme, muet comme une carpe, caressant des yeux l’objet de son désir : un plan d’eau. Son regard appuyé, plein de sous-entendus, jeté sans exception au petit matin et à la tombée du jour, renouvelle un accord tacite. La scène ressemble à de la drague : à la grande bleue, il donne rendez-vous.
Il en connaît les règles, les pièges cachés. Rochers, baïnes, marées… Averti mais avare, il me laisse sur ma faim, sans connaissance. Sa façon d’être perpendiculaire à l’horizon, quelque part supérieur, dit tout ce que la mer lui donne et qui n’a pas de prix : l’assurance d’être en vie. Il existe pourtant d’autres moyens d’en avoir la preuve. Celui-là les vaut tous et vaut même de l’or. Car réunir les conditions propices s’avère à peu près aussi improbable que de gagner à l’EuroMillions. Vent tournant, leash cassé, peak saturé… Un rien suffit à anéantir tout espoir, quand seule la flemme peut compromettre une séance de vinyasa programmée sept jours sur sept à heure fixe. Soumis aux lois de la nature, son corps se plie à ses caprices en échange de ses bienfaits. Ce petit trafic n’est pas sans danger : les planches, les sourcils et les rêves se brisent. Les couples aussi. Les querelles, en revanche, prospèrent. Déjeuner à midi pile ou quatorze heures passées, sur place ou à emporter, deviennent subitement des sujets de discorde. Lire, dormir, randonner, visiter un musée, des options tout à coup écartées. Une priorité prime et tant pis pour l’autre, les promesses et le reste. Au point que notre avenir commun s’annonce, sous certains aspects, incertain : lui rêve de Taghazout, d’Uluwatu, moi, des Carpates, de Vancouver. Aux antipodes question géographie, la liste de ses envies rejoint par chance la mienne sur des points essentiels. Reste à trouver un compromis entre Nazaré et les chutes du Niagara.
Son pas lourd, son souffle court, résonnent dans l’escalier. La porte s’ouvre, je me renferme, feignant l’indifférence, absorbée par une tâche futile de la plus haute importance. Dans un dernier effort, il range sa monture, essore son armure. Il a les traits tirés, comme ceux d’un nouveau-né, d’un imbécile heureux, au fond gêné d’avoir atteint, sans moi, le nirvana. Docile, je le questionne en vain, sachant pertinemment qu’il aura beau refaire le match, je n’y entendrai rien, supporter du dimanche n’ayant jamais, même munie de jumelles, pu le distinguer au large d’un autre membre de son espèce. Contrairement aux apparences, nous ne sommes pas réunis. À peine rentré, il repart en pensée, songeant à sa future croisade, à sa prochaine dose. J’en veux à Blue Crush, à Boarding House, à mon adolescence insulaire, à la mer entière, à toutes ces fausses pistes : un surfeur n’est cool qu’en théorie.
Acid Magazine No 6, Whathever Surfing Means, 304 pp., Summer 2024.
Illustrations by Matthieu Cossé.