L’air de rien, l’Italie de Bernard Plossu enchante. Au musée Granet, à Aix-en-Provence, une centaine d’instantanés, certains avec couleur, tous sans effet, refont ses tours et détours à travers le Bel Paese.
À voix basse, elle dit son nom. Italia discreta murmure le titre de ce regard croisé entre Bernard Plossu, photographe arpenteur, 76 ans, et François-Marius Granet (1775-1849), peintre et dessinateur néoclassique. Les deux ont une passion commune : Rome et son pays. Le premier découvre le second en 2005 quand Bruno Ely, directeur du Musée Granet, lui montre une série de « petits formats pré-cubistes ». Ces « miniatures » sobres, à la Corot, plaisent à Plossu qui voit l’Italie du même œil simple. Pourtant, leur rencontre, au creux d’un hiver glacial du début des années 1970, est ratée : « Aucune photo de bonne ! Sauf deux ou trois à Pompéi, silencieuse et vide sous la pluie ». La faute au pouvoir déformant du grand-angle, vite troqué pour un 50 mm, objectif « normal » en prise directe avec son sujet, depuis devenu fétiche.
C’est à lui que Plossu doit l’apparente unité de son carnet de voyage, répété à intervalles irréguliers, de 1979 à 2017. Né à Dalat, au sud du Vietnam, en 1945, le beatnick français a pourtant connu destinations plus exotiques - Inde, Niger, Sénégal, Mali, Égypte, Grèce, Turquie - parfois pour des séjours très longue durée (Nouveau-Mexique, Californie, Andalousie). Nomade, il se fixe à La Ciotat en 1992. Mais c’est en Italie qu’il se sent chez lui. Ses origines maternelles n’expliquent qu’en partie ce sentiment d’appartenance. Au lien du sang s’ajoute un net penchant pour la culture locale, d’après lui « sans équivalent » : « Elle est la vie-même, constamment, ne serait-ce que dans un plat de spaghettis », s’extasie celui qui se nourrit surtout de ses peintres (Giotto, Véronèse, Morandi), cinéastes (Antonioni, Pasolini, De Sica), et écrivains (Carlo Emilio Gadda, Rosetta Loy, Andrea Camilleri). Leurs œuvres infusent la sienne au point qu’on la confond davantage, sur ces terres faites à sa mesure, avec des fresques, des plans, des mots. Elle y est d’ailleurs remplie de signes - plaques, tags, panneaux, enseignes -, traces apparentes d’époques superposées où l’antique le dispute à l’actuel, dans ce « feuilletage infini » conté par Jean-Christophe Bailly. Là-bas, les années glissent sur les « paysages intermédiaires », ses favoris, zones grises faites de collines, de routes et de ciels mêlés, anti hauts-lieux qui le rendent « humble, calmement heureux ». « On ne capture pas le temps, on l’évoque », philosophe Plossu, qui cueille l’instant donné plutôt que décisif, « les moments apparemment sans importance », tous pleins du mérite d’avoir existé. Il passe, dans les vues italiennes de ce « rôdeur apollinien » le même « courant d'air doux » que sentait Denis Roche dans son album mexicain. Douceur qui n’est pas étrangère à sa réserve, à sa pudeur même, soucieuse du climat, de l’atmosphère d’ensemble. « Plossu attend et regarde ou regarde et attend. L’Italie lui a appris cela : laisser venir » avance l'historien de l'art Guillaume Cassegrain, insistant sur la « promesse » tenue par la série de portes, d’arches, de fenêtres et de seuils entre lesquels le regard se fraye un chemin vers « les choses à voir ».
Patient, disponible, Plossu répond à l’appel d’un pays qu’il traverse de part en part, à pied, en voiture ou en train : « De Cuneo à Bari, de Turin à Palerme, de Bologne à Cagliari, de Pitigliano à Alicudi, tout m’attire ! ». Il a en général de la compagnie : Claude Nori, Paola et Luigi Ghirri, Françoise Nuñez, son « amour pour toujours » disparu il y a peu, se joignent à ses dérives joyeuses où il photographie « en désordre, surtout rien de systématique ni d’organisé ». Plossu prend des images comme il prendrait des notes, sans arrière-pensée, dans cette manière candide qui ne l’a pas quitté depuis ses premiers clichés carrés, pris à 13 ans au Brownie Flash dans le désert du Sahara, parcouru avec son père. Sur son itinéraire bis, Rome est une étape à part : « Je suis possédé par cette ville, pour moi métaphysique et pas fellinienne ». Pour sûr, elle ne fanfaronne pas et ses rues, le plus souvent désertes, comme endormies, laissent la primeur aux reliefs bâtis, accusés par les ombres portées et autres effets de perspective, jamais prétextes : « Je ne cherche pas la grâce, mais la vérité ». Telle est la quête du néoréalisme, auquel Plossu emprunte aussi la qualité du noir et blanc. Parce qu’elle y est omniprésente, la couleur, à Rome, est exclue. Elle arrive « par hasard », dans une vallée près de Barga, sur une place de Spilimbergo, au coin d’une ruelle de l’île de Capraia, baignant la scène entière d’une lumière « diffuse et dépourvue de centre ». À preuve, une vingtaine de tirages Fresson, jusqu’ici jamais vus. Dans ces épreuves mates au charbon, sa signature depuis 1967, un « talc spirituel » poudroie sur des décors sans âge. Lesquels, on le devine, nous survivront.
Plossu-Granet, Italia discreta, Musée Granet, Apr 29 - Aug 28, 2022.
Connaissance des arts, May 2022.