Orchidée, lys, anémone, tulipe ou gardénia… derrière un apparent classicisme, les compositions florales de Mapplethorpe distillent un parfum de scandale.
C’est que pour lui, le sexe est partout : « Quand j’ai exposé des images, […] j’ai essayé de juxtaposer une fleur, puis une photo de pénis, puis un portrait, de façon à ce qu’on puisse voir qu’il s’agit de la même chose. » Natures mortes racées et délicates, ses images organiques semblent évoquer tour à tour l’éclosion d’un sexe féminin, l’érection d’une verge, la tension d’une pénétration.
En couleurs ou noir et blanc, c’est une séduction, une étreinte, un orgasme que rejouent à l’infini les fleurs de Mapplethorpe. Comme si, n’ayant jamais fini d’épuiser le sujet, il s’appropriait les codes d’un genre artistique traditionnel, pour mieux filer la métaphore : perfection formelle des mises en scène, maîtrise absolue des jeux d’ombre et de lumière, précision clinique des cadrages… tout se passe comme si la nature morte atteignait chez lui son expression la plus aboutie. On est loin de l’exercice de style à la Edward Steichen, de l’exaltation botanique à la Imogen Cunningham, ou de la compilation scientifique à la Karl Blossfeldt.
Ici, la fleur n’est que prétexte : « J’adore mes photos de fleurs, plus que je n’aime les fleurs réelles. » Narcisse, c’est son reflet que Mapplethorpe contemple dans ces pétales anthropomorphes. On pense aux mots du conservateur et historien de la photographie William A. Ewing, qui dans son ouvrage Flora Photographica (1991), comparait l’artiste à l’orchidée : « […] fragile, rare, exotique et solitaire ».
« Le sexe est magique. Si vous le canalisez bien, il y a plus d'énergie dans le sexe que dans l'art.»
Selon Jérôme Neutres, commissaire de l’exposition, cette déclaration de Mapplethorpe procède de la « profession de foi dionysiaque », celle d’un agitateur dont l’œuvre a toujours suscité la controverse. De Man in Polyester Suit (1980), à l’autoportrait au fouet (1978), en passant par ses photos S.M. du portfolio X (1978), le sexe s’affiche haut et fort, en lettres capitales. Une constante à envisager sous le prisme de la culture underground gay des années 70 et 80, pétrie de références, du Salo de Pasolini au Midnight Cowboy de Schlesinger.
Dans Un Captif amoureux (1986), Jean Genet, l’un des maîtres à penser de Mapplethorpe, observait : « la sexualité est probablement, avant même qu’elle n’arrive à la conscience, le phénomène le plus généralisé dans le monde vivant ». Rien d’étonnant donc à ce que cet enfant terrible s’en donne à cœur joie, brouillant les pistes tout en assumant pleinement son rôle de provocateur. Comme l’avait analysé Roland Barthes dans La Chambre claire (1980), tout le génie de son œuvre repose sur cet équilibre précaire entre érotisme et pornographie: « Quelques millimètres de plus ou de moins, et le corps deviné n’eût plus été offert avec bienveillance (le corps pornographique, compact, se montre, il ne se donne pas, en lui aucune générosité) : le Photographe a trouvé le bon moment, le kaïros du désir. » Car c’est bien de désir dont il est question, celui d’un corps tour à tour fantasmé, martyrisé, sacralisé, travesti. Piétinant les tabous, raillant les interdits, il est le bon, la brute et le truand, le saint et le pêcheur, l’« apôtre d’une beauté suspecte » selon Edmund White.
Drogue parmi les drogues, le sexe inspire et tue. Son insondable mystère n’aura de cesse d’intriguer Mapplethorpe : « La photographie et la sexualité sont comparables. Elles sont toutes deux inconnues. Et c’est cela qui m’excite le plus ».
« Je vois les choses comme des sculptures, comme des formes qui occupent un espace ». Hanté par un idéal de beauté néoclassique, Mapplethorpe poursuit sa quête de la forme parfaite à travers des clichés statuaires, trahissant son goût du détail et de la géométrie : « En fait je suis obsédé par la beauté. Je veux que tout soit parfait ».
S’il étudie jusqu’en 1970 la peinture et la sculpture au Pratt Institute de Brooklyn, c’est en photographie qu’il donnera corps à ses fantasmes de matière : « Si j’étais né il y a cent ou deux cents ans, j’aurais été sans doute sculpteur, mais la photographie est une façon rapide de voir et de sculpter. »
Influencé par les maîtres italiens du Cinquecento – on pense notamment à The Slave (1974), hommage explicite à l’Esclave mourant de Michel Ange (1513) – il sublime à ses débuts les plastiques canoniques de l’athlète Ken Moody, du danseur Derrick Cross, ou de la bodybuildeuse Lisa Lyon, dans des compositions flirtant avec le trompe l’œil.
Les postures énergiques adoptées par ses modèles, outrant la contraction de leurs muscles, encore soulignés par un savant clair obscur, célèbrent la qualité sculpturale de la forme nue. Spectres dont la tête et les bras sont souvent plongés dans l’obscurité, on ne sait plus qui, de la chair ou du marbre, se prend pour l’autre.
À la fin de sa carrière, Mapplethorpe glorifie les divinités de son panthéon personnel : Eros, Mercure, Hermès… comme si, à travers ces images de statues antiques, il cherchait à s’assurer une postérité dans la grande histoire de l’art.
Tenant fièrement sous le bras son oeuvre phallique La Fillette, l'artiste Louise Bourgeois et son sourire espiègle posent pour Mapplethorpe en 1982. Iggy Pop, Grace Jones, Andy Warhol, Keith Haring, William Burroughs, Truman Capote... C'est le tout New York de l'époque qui défile devant l'objectif du photographe. Une photo de classe du Studio 54. Un trombinoscope de La Factory.
Chaque fois, quelque chose est dit, révélé, dans un regard, un geste, une affection dans la pose. A croire que Mapplethorpe savait « prendre le meilleur des autres »*. Toujours sous contrôle, ses célèbres modèles, qu’il comptait pour la plupart parmi ses amis intimes, s’abandonnent un peu, jamais trop. On retient les nombreux portraits de la culturiste Lisa Lyon (plus de 180), dont la silhouette lui évoquait les modèles féminins de Michel Ange, et ceux de sa muse et éternelle complice Patti Smith (plus de 124), égérie punk et poétesse rock qu’il rencontre en 1967, l’année de ses vingt ans. « J’étais obsédé par elle, pour elle. Elle était vraiment la personne. »
Au sujet du portrait, Mapplethorpe déclare : « J’aime beaucoup photographier les têtes des gens. Je les conçois comme mes torses. Je les considère comme de vraies sculptures ». Contrairement à ses autoportraits, dans lesquels il n’hésite pas à se mettre en scène, à la manière de Cindy Sherman ou de Francesca Woodman, jusqu’à céder à l’esthétique camp, ses portraits s’inscrivent dans la pure tradition américaine du genre : c’est toute la rigueur formelle, la majesté du noir et blanc d’Irving Penn ou de Richard Avedon que l’on retrouve chez Mapplethorpe. « Intimes ou plastiques. Ni ridicules ni laids »*, ce sont ces modèles devenus icônes qui le mèneront sur le Walk of Fame.
* « Dans la vie noire et blanche de Robert Mapplethorpe » de Judith Benhamou-Huet, éditions Grasset, 2014
Diagnostiqué séropositif en 1986, Robert Mapplethorpe met en scène dans un autoportrait sa maladie et l'imminence de la mort...
Une canne mortifère tenue par une main décharnée. Au bout, flotte le visage émacié de Robert Mapplethorpe, les cheveux poivre et sel coiffés en arrière. Une apparition, une vanité, une prophétie : on est en 1988, l’artiste a alors quarante et un ans. Il mourra un an plus tard, victime du sida, comme beaucoup d’autres cette année là.
« Cancer gay », lit-on dans le New York Magazine, « a big disease with a little name » chante Prince dans Sign O’ The Times… Pour Thibault Boulvain*, deux tendances artistiques s’affirment face à l’émergence du virus au début des années 80 : d’une part, un art de revendication quasi politique, flirtant avec la propagande, incarné notamment par David Wojnarowicz (1954-1992), militant chez Act Up, ou Mark Morrisroe (1959-1989), et d’autre part une mouvance plus poétique, voire métaphorique, à laquelle appartiendrait Robert Mapplethorpe, diagnostiqué séropositif en 1986.
« S’il dit la maladie sans la dire, il ne parle que de ça » commente Thibault Boulvain. Soulignant « la violence de l’impact sur cette génération de créateurs qui a dû trouver les formes et les mots pour dire la maladie », il se méfie du mythe de l’artiste martyre, résultat de la projection stigmatisante d’une société bien pensante. Il dit encore : « Contrairement à Hervé Guibert qui refuse à la photographie l’image de son corps (…) Mapplethorpe réinvente l’autoportrait face à l’imminence de la mort ». Chez lui, point de mise en scène du corps spectacle, décharné, mais une sublimation très maîtrisée du mal qui le ronge.
C’est que celui qui se rendra en fauteuil roulant au vernissage de sa première rétrospective au Whitney Museum, en 1988, a le souci du détail. Par pudeur et amour du beau, il se rattache au symbolisme. Un combat, à sa manière.
*Thibault Boulvain, chargé d’études et de recherches à l’INHA au sein du domaine « Histoire de l’art contemporain, XXe et XXIe siècles », poursuit une thèse de doctorat sous la direction de Philippe Dagen, intitulée : « Un ''art malade''. Pratiques et créations artistiques au temps des « années sida » (1981-1997). Etats-Unis/Europe ».
Un crâne posé sur une table, photographié de trois quart, à contre jour. Dispositif minimaliste et composition graphique pour cette vanité contemporaine, datée 1988. Deux ans déjà que Mapplethorpe se sait atteint du sida. L’hécatombe causée par le virus dans le milieu artistique des années 80 remet l’ « ars moriendi » sur le devant de la scène.
Si l’iconographie du crâne apparaît dès le Moyen Age avec ses danses macabres, avant de connaître un premier âge d’or au XVe siècle dans la peinture européenne, elle resurgit de façon obsessionnelle dans la deuxième partie du XXe siècle. De Philippe de Champaigne à Joel Peter Witkin, de Masaccio à Boltanski, du Caravage à Damien Hirst, tous ont cherché à évoquer la fragilité de la condition humaine face à la fuite irrésistible du temps.
C’est qu’il faut « créer intensément avec la mort en face », comme le souligne le critique Philippe Dagen. En cela, le marginal Robert Mapplethorpe n’échappe pas à la règle. Lui aussi, devinant la fin proche, nargue avec l’audace du condamné. Au faîte de sa gloire, au seuil de sa mort, il provoque de plus belle, jouit encore, défrayant invariablement la chronique pour être sûr que l’on se souvienne de son nom, longtemps après l’adieu et les cendres.
Si l’exposition s’ouvre sur son dernier autoportrait, c’est pour mieux avancer à rebours, et signifier l’urgence de la représentation du désir chez cet artiste météore. « Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais » dit Pascal. En voilà pour toujours.
Robert Mapplethorpe, Grand Palais, Mar 26 - Jul 13, 2014.
Magazine - Grand Palais, Mar - Jul 2014.