Femme de tête longtemps restée à l’ombre des hommes de sa vie, Suzanne Valadon prend au Centre Pompidou-Metz la place qui lui revient : celle d’une grande peintre de l’entre-deux-siècles.
“Elle est finie mon œuvre, et la seule satisfaction qu’elle me procure est de n’avoir jamais trahi ni abdiqué rien de tout ce à quoi j’ai cru. Vous le verrez peut-être, un jour, si quelqu’un se soucie jamais de me rendre justice”, lançait Suzanne Valadon (1865-1938) au poète Francis Carco, sans doute un brin rageuse, au soir de sa vie. Sa foi fidèle, sa radicalité, s’éprouvent là, intactes, quatre-vingt-cinq ans après sa mort et cinquante-six ans après le dernier hommage que lui rendait le musée national d’Art moderne. Depuis, les occasions d’apprécier son talent ont manqué. Il faut donc saisir celle donnée par le Centre Pompidou-Metz, brassant cent soixante-dix toiles, dessins et gravures au fil d’un parcours laissé libre, comme cet esprit moderne qui aura vu naître et grandir l’impressionnisme, le fauvisme et le cubisme, sans jamais y prendre part. L’accrochage se discute, opérant des rapprochements, des sauts dans le temps, qui parfois empêchent plus qu’ils ne facilitent l’accès à une œuvre farouchement réaliste, et faussement simple. Qu’importe, tout son monde se tient là, près d’elle qui le reçoit, fumant en pyjama dans sa Chambre bleue, parodie d’Olympia datée 1923, aussitôt acquise par l’État. Avec son regard oblique, son corps lourd, ses livres qui traînent, en guise de chat, sur des draps fleuris, la Vénus de Montmartre se moque bien de plaire, trop occupée à faire carrière. Fille d’une blanchisseuse et d’un père inconnu, Suzanne, née Marie-Clémentine, est d’abord Maria, muse de Puvis de Chavannes, de Renoir ou de Toulouse-Lautrec, lequel la voit “grosse” dans un nu glauque venu du Von der Heydt Museum à Wuppertal. Les airs de Valadon changent selon les hommes devant lesquels elle pose dès l’âge de quinze ans, après qu’une mauvaise chute de trapèze eut brisé son destin d’acrobate. Un cabinet entier fait état de ces jeux de rôle juxtaposant au mur, façon quadreria, vingt portraits de son entourage. Sa petite-nièce Gilberte nous fixe, assise au pied de sa mère, Marie Coca, elle-même assise sur un fauteuil cachant en partie une estampe de Degas, dont l’original lui fait face. Le peintre des danseuses croit en Valadon : il lui enseigne la gravure au vernis mou, collectionne ses “dessins méchants” à la “ligne dure et douce” dont une vingtaine, isolée dans une pièce laissant voir à travers une fente la scandaleuse Alice de Balthus, décline d’innocentes scènes de tubs. L’horizon de Valadon dépasse rarement celui de la maison : à preuve, ses bouquets, torchon, étui à violon ou théière, dont une étude au fusain voisine avec la Nature morte au tiroir ouvert de Cézanne, qu’elle regarde autant que Gauguin, son unique maître. Pourtant, le plein air lui réussit. Ainsi d'Été, dit aussi Adam et Ève (1909), premier nu masculin peint de face par une femme. Afin d’éviter le scandale au Salon d’automne de 1920, elle ajoute une feuille de vigne sur le sexe d’André Utter, son futur mari, de vingt-et-un ans son cadet, grand ami de son fils, le célèbre Maurice Utrillo, alcoolique et schizophrène notoire avec lequel ils forment un “trio infernal”. C’est encore Utter qu’elle campe par trois fois les muscles saillants dans Le Lancement du filet (1914), fresque de deux mètres sur deux toisant le Pêcheur à l'épervier de Frédéric Bazille, flagrante source d’influence. Le tour s’achève sur le dernier de ses quatorze autoportraits, peint à 61 ans, aussi peu complaisant que les treize précédents. Devant ses seins flétris, ses cernes épais pareils à ceux dont elle entoure les choses et les gens, son mépris de “l’aimable”, du “joli” ne fait pas un pli. Cette indifférence vaudra à sa manière d’être jugée “virile” plutôt que hardie. Soit l’exact opposé du “nymphisme” de Marie Laurencin et de sa peinture pour dames.
Suzanne Valadon. Un monde à soi, Centre Pompidou-Metz, Apr 15 - Sep 11, 2023.
La Gazette Drouot, n°18, May 5, 2023.