Voilà trente ans que Djamel Tatah peint des âmes sensibles errant seules ou en bande dans un désert monochrome. Rencontre chez lui à Montpellier, alors que le Musée Fabre l’honore d’une rétrospective poignante.
C’est à l’ouest de la ville dans une ruelle discrète du quartier populaire de Figuerolles, que Djamel Tatah a élu domicile il y a trois ans. Dans ce lieu commun, de vie, de travail, une simple porte sépare son atelier du reste de la maison où flottent, cet après-midi-là, des effluves de poulet au curry. La cuisine est ouverte et, tandis que Caroline, sa femme et muse, s’y affaire pour leurs invités du soir – l’équipe du musée Fabre au grand complet –, Djamel peut, sans la quitter, commenter les images aimantées au mur de son bureau rangé, face à la table à manger. Le doigt vengeur de Malcolm X voisine avec La Lamentation sur le Christ mort de Poussin, un village perché dans les montagnes de Kabylie, terre natale de ses parents qu’il découvre à 14 ans, La Jeune Orpheline au cimetière de Delacroix, le regard dur d’un métayer de coton saisi par Walker Evans en Alabama durant la Grande Dépression. Deuil, foi, misère... De vastes questions se posent à travers ces inspirations glanées dans les livres, les musées, les actualités. Dans ses souvenirs aussi. Car Tatah les photographie : Caroline dansant face à la mer, Caroline marchant avec une béquille – fait divers qu’il a d’ailleurs prévu de reconstituer le lendemain matin, soucieux d’archiver le bon geste dans sa base de données, «foyer» fouillé sans fin. La visite, comme la peinture, commence donc ici : devant l’ordinateur, poste de travail occupé depuis 1993. Là, palette graphique en main, il opère la synthèse de fichiers sources gardés en mémoire puis transférés, incognito, sur la toile. «Ils voyagent», corrige Tatah, dont l’objectif capture entre-temps les membres de son clan dans les poses élues, ainsi revues, corrigées, appropriées. «Je suis un très bon DJ», plaisante-t-il, citant le rappeur Frank Ocean, comme lui adepte du remix, cet art de la compilation mêlant sans distinction œuvres personnelles et empruntées, neuves ou passées. Près de ces outils informatiques, traîne la maquette du musée Matisse de Nice qui devrait l’accueillir, en 2024, pour un regard croisé. La perspective promet, tant les quatre bandes bleue, noire, grise et verte rayant de haut en bas Porte-fenêtre à Collioure (1914), sorte de Rothko à l’envers, ont hanté Tatah. Que compte-t-il montrer, face aux toiles fauves du maître moderne ? Mystère. Pour l’heure, il phosphore, alors qu’à l’écran s’affiche, entre autres, un extrait de Pépé le Moko de Julien Duvivier. Les classiques du cinéma servent de cadre de référence à ses plans rapprochés. En atteste le mur de DVD dans le couloir menant à l’atelier, dont le décor nu aurait sans doute plu à Ozu ou Antonioni.
Posés au sol, côte à côte, une trentaine de châssis plus ou moins grands se tiennent prêts à l’emploi. Tatah les a mis «en attente», après les avoir enduits d’un même jus brun. Il les préfère ainsi, «déjà un peu vivants», quand il les retrouve le matin, de bonne heure, au son, selon l’humeur, du chaâbi cher à son père ou des balades bibliques de Nick Cave. Bientôt, certains prendront forme, simultanément : «Je bascule d’une toile à l’autre, je circule, j’ai besoin de temps, de continuité», confie-t-il, certain que l’an fini verra réunies une vingtaine de nouvelles sorties. Toutes «montent» selon un principe simple, inchangé depuis ses débuts : d’abord, Tatah décalque à la craie d’écolier le dessin numérique projeté sur la toile. Un tracé fragile qui «tombe», se corrige à l’éponge, et pourtant tient bon : «Je réserve toujours la ligne de base», souligne-t-il, à propos de ces contours vagues, comme l’existence. Vient ensuite la couleur, jamais pure, mélange antique d’huile et de cire, appliquée en aplat ou en touche : «Je commence par la figure. Puis je dépose une couche de couleur autour. Puis à nouveau la figure, puis à nouveau l’espace, etc. C’est un dialogue constant.» Tandis que la palette ardente de ses fonds pleins de traces rappelle celle des Primitifs italiens ou des abstraits américains, les demi-teintes de ses silhouettes fragiles piochent dans la gamme réduite des portraits du Fayoum ou des enluminures persanes : un peu de rouge sur les lèvres, un soupçon de bleu au creux des yeux, du nez, des oreilles et du cou, animent leurs visages pâles aux traits génériques, standards comme leurs habits sombres et froissés. «La dernière couche est toujours pour l’espace, lorsque le corps a trouvé sa place», précise Tatah. De sorte que, même logé dans un coin, il est le centre autour duquel tout gravite et tout vibre. Assis, debout, couché, gisant ou militant, il chute ou s’envole, manifestement en proie à un désordre intérieur que son calme olympien, proche de l’anesthésie, ne suffit pas à chasser. Tatah le taille à sa mesure, grandeur nature, pour que chacun puisse se voir en miroir, aspiré lui aussi dans le vide de la toile accrochée bas, entrant à son tour dans une danse fébrile digne des ballets bizarres de Pina Bausch ou d’Anne Teresa De Keersmaeker.
Tranquille, Tatah progresse à son rythme et à l’instinct. «Sauf quand j’ai envie de faire des tableaux noirs ou blancs. Là, ça se complique : ce sont des teintes très transparentes, qui ne luttent pas de la même façon que les autres couleurs. Si je mets du rouge par-dessus un bleu, je sais qu’il va virer au violet. Pour faire en sorte que le blanc résonne, en revanche, c’est une vraie bagarre.» L’écho est pourtant clair à Paris, chez Jérôme Poggi, son galeriste depuis 2018, qui lui consacre cet hiver un troisième solo. Une douzaine d’«œuvres récentes» y baignent dans un halo blême tirant, selon la lumière du jour, vers le mauve ou le crème. Elles sont peuplées de revenants avertissant, en vain, d’un danger imminent. Aucune ne porte de titre, règle que confirment de rares exceptions – Autoportrait à la Mansoura, 1986, Autoportrait à la stèle, 1990, Les Femmes d’Alger, 1996 –, scènes d’exposition de son «théâtre du silence» joué au musée Fabre, qui remonte avec elles, «aux origines de la peinture». Déjà, les mines éteintes disaient les cœurs gros, blessés par une perte, une injustice, un ennui. Trois décennies plus tard, quelque chose de grave se passe encore et toujours hors-champ. Une violence sans nom dont le fracas amorti retentit, sourd comme la rumeur. Ici, l’ombre des migrants plane sur un archipel de dépouilles échouées. Ailleurs, une mère dévastée pleure probablement son fils mort au combat. L’histoire se répète et le genre humain n’est pas au bout de ses peines. Ce que sous-entend la peinture de Tatah, qui «mesure le degré de brutalité d’une civilisation», à force d’itérations. Multirécidiviste, sa manière reste égale et poursuit, comme d'habitude, exception faite de modifications inframinces apportées au traitement des vêtements, des visages et des mains, un ouvrage sobre et têtu. Sa tentative d’épuisement atteint son comble avec les polyptyques, frises saturées de foules anonymes. Celles-ci n’ont rien de solidaire, chaque individu, copie quasi conforme du suivant, ajoutant au contraire à l’indifférence générale. En somme, Tatah compose des variations sur le même thème : la solitude ultra moderne.
Djamel Tatah, le théâtre du silence, Musée Fabre, Dec 10, 2022 – Apr 16, 2023.
La Gazette, n°9, Mar 3, 2023.