À 61 ans, au faîte de sa gloire, Helmut Newton quitte Paris pour Monaco. Sur le Rocher des bien-nés, vedettes, et autres tout puissants, l’effronté bronze, nage et crée à fond. À la Villa Sauber, près de trois cents clichés au glamour noir et radical rejouent son rêve d’Azur.
Hors-sol, Newton l’a été ici comme nulle part ailleurs. Dix-neuf étages séparent la terrasse de son appartement de Monte-Carlo du macadam. C’est là, au sommet d’une tour grattant le ciel face à la mer, qu’il s’installe en décembre 1981, l’année où François Mitterrand accède au pouvoir et où ses Big Nudes, version coquine des photos d’identité judiciaire de la bande à Baader, font sensation chez Templon. Las de la grisaille et de « l’omniprésent percepteur » qui sévissent à Paris, le naughty boy met le cap sur l’« eden rock ». Paradis fiscal au climat plus que clément, la Principauté est taillée à sa mesure : deux kilomètres carrés accordés à ses désirs de luxe, d’éclats et de volupté. La réflexion vaut aussi pour le Château Marmont, refuge de stars accroché à la colline de Los Angeles, où les Newton prennent leurs quartiers d’hiver, jusqu’à ce qu’Helmut y trouve la mort en 2004, victime d’une crise cardiaque au volant de sa cadillac. Entre la cité et la Baie des Anges, Helmut navigue, amusé d’avoir élu domicile dans ce « drôle d’endroit » qui n’est « ni une ville, ni une station thermale » et lui rappelle « en bien plus petit » Singapour, autre micro-État où le juif de Berlin, élevé au lait de chèvre dans les effluves de Chanel n°5, s’exile au lendemain de la Nuit de cristal et mène une vie de gigolo suite à son renvoi du quotidien « Straits Times », avant cinq années de service dans l’armée australienne.
Plus douces, les vingt-trois années écoulées sur la Riviera n’en restent pas moins l’exact opposé d’une retraite dorée, comptant même parmi les plus libres et fécondes de sa carrière : « Newton est longtemps resté contraint par les canaux de diffusion de son œuvre – les magazines, les marques. Quand il arrive à Monaco, il est si célèbre qu’il peut imposer ses conditions et produire des campagnes extravagantes, comme en 1986 pour Versace, où ses modèles posent en talons aiguilles sur des chantiers, devant un camion à benne ou contre une pelleteuse », présume Guillaume de Sardes, commissaire avec Matthias Harder de cette exposition solaire brassant près de trois cents photographies, prêtées par la Helmut Newton Foundation de Berlin et une poignée de collectionneurs privés. L’accrochage « en nuage », la reconstitution à l’échelle 1 de son pied-à-terre haut perché ou une lightbox rétroéclairant un portrait d’Helmut farceur, jambes nues et escarpins aux pieds, sont autant de surprises réservées par la scénographie de Christophe Martin, formé par Bob Wilson. D'un bout à l'autre des neuf séquences, totems et tabous hantent ces « clic-clac » très hot, pris sur commande et sans états d’âme : de piscines en casinos, de yachts en grands hôtels, walkyries viriles, égéries cannoises, famille princière ou étoiles du Ballet de Monte-Carlo mènent une vie facile, affichant crânement signes extérieurs d’ultrarichesse et mœurs douteuses. Tout n’est que vanité, clament ces griffes pailletées au bout de doigts boudinés raflant une liasse de dollars dont elles n’ont pas besoin.
Newton pose un regard fasciné et ironique sur cette faune de privilégiés et leurs rites : à la fois « juge et partie », il livre, d’après Sardes, « une critique implicite de la société capitaliste, proche de celle, plus directe, que fera Fassbinder de la société allemande de l’après-guerre ». Et applique en cela le programme d’« insoumission totale » prêché par Breton. Pour Sardes, la filiation surréaliste, jusqu’alors éclipsée par une lecture éroto-centrée, est un trait moins saillant mais tout aussi caractéristique de son style, à égale distance de l’académisme et de la transgression. De Brassaï, Newton emprunte les motifs (la nuit, le miroir, l’œil, le sadomasochisme) et « l’attitude générale vis-à-vis du réel », penchée vers l’artifice. Ainsi de ce nu décapité figé dans un escalier niçois en hommage à Duchamp (Nude descending the stairs, 1981), ou de ces deux cadavres chics ligotés dans un même sac plastique sur une plage de Bordighera (Two Women in trashbag on the beach, 1996). Le secteur Curiosa recèle d’autres raretés, telle Yellow Press, série de petits crimes conjugaux pleins du charme sordide de la presse à scandale dont Newton raffole. Ses marines étonnent davantage : dans ces vues panoramiques prises depuis son balcon, la patrouille de France frime, le port étincelle, l’horizon tient sa ligne et, partout, l’orage menace et les passions demeurent.
Newton, Riviera, Nouveau Musée National de Monaco, Jun 17- Nov 13, 2022.
Connaissance des arts, Sep 2022.