Pour ses 20 ans, la Piscine de Roubaix rend grâce à l’œuvre rare du peintre russe, mystique moderne dont les saintes faces auront doté l’histoire de l’art de visages abstraits uniques en leur genre.
«J’éprouvais le besoin de trouver une forme pour le visage, car j’avais compris que la grande peinture n’était possible qu’en ayant un sentiment religieux. Et ceci je ne pouvais le rendre que par le visage humain». Ces mots de Jawlensky (1864-1941), écrits trois ans avant sa mort à Willibrord Verkade, peintre symboliste devenu moine, en disent long sur la place du sacré dans son œuvre patiente et discrète, retardée par une carrière militaire et longtemps éclipsée par celle de son complice Kandinsky - faute, sans doute, de discours théorique. Russe orthodoxe, l’élève d’Ilya Répine veut à son tour peindre l’âme slave, par essence agitée. La sienne est pleine d'une foi qu’il nourrit en peinture, tentant d’épuiser son motif d’élection : «Parmi les quelque 2000 toiles produites par Jawlensky, 1500 ont le visage comme thème» recense le professeur Itzhak Goldberg, commissaire scientifique de cette rétrospective événement, passée par la Fondation Mapfre à Madrid et le Musée Cantini à Marseille. Toujours plus sommaires, ces portraits très serrés croisent paysages et natures mortes, preuve que le «visage promis» n’est pas inné mais acquis. C’est une figure de synthèse, l’aboutissement d’une vie passée à l’attendre, et le parcours chronologique, avançant par paliers, restitue bien ce sentiment de quête.
Il s’ouvre sur deux autoportraits : le premier, de 1904, adopte la touche impressionniste, le second, achevé huit ans plus tard, la manière fauve, tendance expressionniste. D’autres bustes suivent : cernées de Bleu de Prusse, ses «têtes d’avant-guerre» aux yeux immenses et aux lèvres dodues, qui ont pour Goldberg «l’ovale hiératique des madones byzantines», cumulent les emprunts. «Jawlensky assimile à une rapidité étonnante toutes les leçons de l’avant-garde : Van Gogh, Cézanne, Gauguin... Il regarde beaucoup, et il regarde loin, jusqu’au luministe suédois Anders Zorn» remarque Bruno Gaudichon, conservateur du musée et commissaire général de l’exposition qui insiste sur ce réseau d’influences. Sur des murs chocolat, et non café-crème, afin d’éviter toute confusion, les toiles vives de Matisse, Derain, Vlaminck, ou Van Dongen dialoguent avec les siennes. Les résonances abondent dans les années munichoises. Ainsi de L’usine (1910), coiffée, comme le Paysage à la tour (1908) de Kandinsky, de nuages bizarres. Avec la Grande Guerre, vient un grand virage, repris dans l’espace par une cimaise courbe : réfugié à Saint-Prex, au bord du Lac Léman, Jawlensky entame en 1914 le cycle des Variations, poursuivi sept ans, «chansons sans paroles» qui déclinent et abrègent la vue à sa fenêtre - quelques arbres, un chemin, une porte, le ciel. La suite est connue : dès 1917, l’art de Jawlensky n’est plus que le reflet de son âme, «la nostalgie de Dieu». Entre portraits du Fayoum et masques Fang, sans âge ni genre, ses Têtes mystiques puis géométriques qui l’absorbent jusqu’en 1935, n’ont bientôt plus rien d’humain. «Ce n’est pas une peinture de chapelle à la Maurice Denis», prévient Bruno Gaudichon. Les saintes faces de Jawlensky, qui appliquent sur carton et en série le système des proportions mystiques, incarnent le divin dans ce qu’il a d’universel. Le culte se clôt dans le noir, face aux Méditations, petits formats «labourés» de 1928 à 1937 malgré une arthrite déformante, qui plairont à Josef Albers, László Moholy-Nagy ou John Cage. Calmes et graves, ses idoles se résument alors à l'intersection, en signe de croix, des sourcils et du nez. Marianne von Werefkin, sa muse et compagne, rencontrée chez Répine, partageait sa vision : «Pour mouvoir la vie il faut y être inséré fermement. C’est pourquoi nous ne la renions pas, nous ne la fuyons pas, mais nous l’aimons, elle et ses formes ; nous les obligeons à servir notre foi».
Alexej von Jawlensky (1864-1941) : la promesse du visage, La Piscine Roubaix, Nov 6, 2021 - Feb 6, 2022.
La Gazette Drouot, n°42, Nov 26, 2021.