Un homme endimanché regarde les trains passer depuis le Pont de l’Europe que son sosie traverse, visiblement pressé. Cette hâte que demain vienne, Gustave Caillebotte la connaît bien, lui, le fils d’industriel mordu de macadam qui voit la ville de travers ou en plongée pour mieux faire face au progrès. À l’époque, le cinéma se fait désirer. La foule et ses transports, les loisirs et la science, tout le réclame et quand “enfin” il arrive, en 1895, grâce au génie des frères Lumière, le tableau est complet. Comme si la vie moderne, cadre idéal, n’attendait que ça : être portée à l’écran. Une attente fébrile et des débuts prometteurs, voilà ce que retracent les quelque trois cent pièces - dont 166 photos, 48 peintures, 14 sculptures, 21 livres, et 50 films - considérant en même temps qu’elles évacuent la question des origines : “Il ne s’agit pas ici de faire le récit de l’invention du cinéma mais plutôt d’évoquer ce qu’il a inventé” nuance Dominique Païni, commissaire général de cette épaisse exposition où les rapprochements abondent. À commencer par trois versions du mythe de Pygmalion et Galatée - une sculpture de Rodin, une esquisse de Jean-Léon Gérôme, et un film de Méliès - tentant, près d’un daguerréotype post-mortem et d’une photographie “aux yeux trompeurs” d’Eugène Estanave, de capter “la vie même”. Suivre le mouvement est la grande affaire du siècle finissant qui frémit de toutes parts. Parfaits modèles, le spectacle continu de la ville, les soubresauts de la nature, ou le corps et ses acrobaties sont ici à l’étude. Tandis que Félix Vallotton peint de coquets articles au Bon Marché, les frères Lumière filment les élégantes pavaner sur les Champs-Elysées. Alors que Caillebotte - encore lui - peint du linge séchant au vent en bord de Seine, Alice Guy filme cinq enfants et un chien jouant dans un torrent. Quand Monet peint des déchargeurs de charbon, Alexandre Promio filme une scène identique… Les arts fonctionnent entre eux par vases communicants, jusqu’à ce que le cinéma ne fasse des jaloux, tel le peintre Luc-Olivier Merson, accusant en 1910 la société Gaumont d’avoir plagié sa Fuite en Egypte. Qu’importe, le spectateur est né.
Enfin le cinéma ! Arts, images et spectacles en France (1833-1907), Musée d'Orsay, Sep 28, 2021 - Jan 16, 2022.
La Gazette Drouot, n°36, Oct 15, 2021.