Si seulement j’avais quitté la table à temps. Si seulement je ne m’étais pas obstiné. La partie était perdue d’avance et sous ses airs incorruptibles, le croupier voyait clair dans mon jeu. Jamais deux sans trois. La chance tourne. La poisse, elle, c’est une autre histoire. J’habite rue des Solitaires au rez-de-chaussée d’un immeuble de quatre étages, si bien qu’il me suffit d’enjamber la fenêtre pour en sortir. Hormis ceux du dessus, dans l’ensemble, mes voisins sont charmants. Il n’y a que la petite du premier qui me fatigue, avec sa manie de jeter des bombes à eau sur les passants. Quand elle me prend pour cible, j’ai du mal à garder mon calme, mais j’y arrive. Je ne me donnerais pas cette peine si son père n’était pas un barjo doublé d’une armoire à glace. Ce qui me tue, ce n’est pas le ridicule de la situation. C’est de croiser son regard noir et plein d’ennui derrière la vitre embuée où elle file coller son visage de poupée vaudou. Dehors, je traîne du matin au soir, je ramasse ce que je trouve. Des cigarettes, des bouts de verre, des petits papiers. Jamais d’argent, ça porte malheur. La nuit, le café d’en face m’empêche de dormir. La faute aux néons rouge cerise qui clignotent au plafond jusqu’à pas d’heure. Je ne m’en plains pas. D’ailleurs, j’évite en général de trouver le sommeil, de peur de me noyer dans une piscine de grenadine. Au café, j’y vais de temps en temps. C’est un bar tabac ordinaire avec un comptoir en zinc, des tables en formica, des banquettes en skaï, des habitués et un menu sans surprise où l’option la plus sûre reste encore le croque-monsieur frites. Il n’y a rien à signaler si ce n’est que les miroirs piqués de la salle du fond, derrière le flipper, ne reflètent pas la réalité, du moins pas exactement. Les différences sont minces et il faut être attentif pour les repérer, ce qui est rare chez les gens, de nos jours. À croire qu’ils ont toujours mieux à faire que de ne rien faire. Moi, c’est l’inverse : j’ai tout mon temps. Et je l’emploie essentiellement à manger des langues de chat en regardant autour de moi. Les murs de ma chambre, par exemple. Si je les fixe assez longtemps, ils bougent. Je vous jure qu’ils muent. Un jour, leur peau se ride comme le sable à marée basse ; le lendemain, de drôles de cloques y laissent des marques aussi profondes que les cratères de la lune. Parfois, les voiles parme et sauge d’une aurore boréale balaient la pièce qui, la veille, disparaissait sous les arêtes cramées d’une meringue épaisse criblée de fruits confits. C’est beau, mais c’est triste parce qu’au fond, je crois qu’ils ont honte. Honte d’être ce qu’ils sont, plats et pelés. Alors, ils en rajoutent. Je connais ce sentiment, et je ne le souhaite à personne. « Faites contre mauvaise fortune bon cœur » m’avait glissé à l’oreille un faux frère, juste avant de rafler la mise. Encore un sur qui le sort n’a pas dû s’acharner. Je voulais le voir se coucher, lui et les autres. Je voulais tous les plumer. Résultat, mes poches sont vides. Je vais me refaire, c’est certain. Pour le moment, je reste tranquille, je m’occupe. Je m’entraîne à ne compter sur rien ni personne. J’en retire une satisfaction immense, proche de celle que me procurent les cotons-tiges. Autre chose, je tripote des capsules de lessive. Les sentir enfler sous la pression de mes doigts jusqu’à ce qu'elles crèvent me change les idées. Comme les jeux de miroirs au café : ils ne réfléchissent pas ce qui est en train de se passer, mais ce qui est sur le point de se produire. Le décalage est subtil : huit, dix secondes tout au plus. La plupart des clients n’y voient que du feu. Quelques-uns, pas forcément les plus futés, pigent tout de suite. Ce qu’ils ignorent en revanche, c’est que changer la donne est impossible. Ils finissent toujours par agir comme le miroir le prédit. Depuis mon lit défait, je vois des légumes bizarres près d’un bouquet de lys.
Double Triple, Thomas Fougeirol, Hubert Marot, Mecatech, Art-O-Rama, Aug 25 - Sept 15, 2021.