En attendant que l’Arc de Triomphe se rhabille à l’automne 2021, le Centre Pompidou chronique les années parisiennes de ceux qui ne faisaient qu’un et ne sont désormais plus.
Port altier, bouche carmin et yeux bleu glacier, une tête tournée de trois-quarts regarde dans le vide. Si cette sage huile sur toile trône à l’entrée de la Galerie 2 du Centre Pompidou, c’est qu’elle acte la naissance d’une idylle qui aura, en l’espace d’un-demi siècle, enfanté une vingtaine de superproductions à durée déterminée dont il nous reste comme une empreinte indélébile, couleur fuchsia (les auréoles nimbant les îles de Biscayne au large de la Floride, en 1983), argent (la combinaison recouvrant le palais du Reichstag à Berlin, en 1995), ou safran (les passerelles flottant sur les eaux calmes du lac d’Iseo près de Bergame, en 2016). Et pour cause, son modèle, Précilda de Guillebon, n’est autre que la mère de Jeanne-Claude, l’alter ego de Christo qui signe en haut à gauche ce portrait commandé en 1958 alors qu’il vient de gagner Paris au terme d’une longue fuite clandestine. C’est donc là, loin de la Bulgarie communiste, dans cette ville au « charme sans fin », cette « folie » « où toute la beauté du monde s’est rassemblée » comme il l’écrit à ses parents, que Christo Vladimirov Javacheff rencontre Jeanne-Claude Denat de Guillebon. Là que les inséparables nés le même jour (le 13 juin 1935, lui à Gabrovo, elle à Casablanca), et que le départ différé (lui le 31 mai dernier, elle onze ans plus tôt, en 2009) n’aura pas désuni, élaborent la « méthode Christo », un système plastique (le paquet) et pratique (l’autofinancement), auquel ils resteront toujours, comme à eux-mêmes, fidèles. C’est en substance ce que démontre l’anti-rétrospective qui façon poupée russe, dévoile au sommet de « l’usine à gaz » de la place George Pompidou la fabrique d’une œuvre : de part et d’autre d’une salle obscure qui projette en boucle Christo in Paris (1990), le très plaisant documentaire des frères Albert et David Maysles, pionniers du cinéma direct, deux grands rectangles ménagés de galeries ouvertes retracent l’amour tantôt parfait tantôt contrarié que filent le duo et la capitale. Le premier balaie « les années parisiennes », celles qui séparent 1958 de 1964, date de leur installation définitive à New York : s’y croisent les « Surfaces d’empaquetage » froissées et laquées, auxquelles le sable et la poussière donnent un air « misérabiliste », les « Cratères » lunaires empruntant aux drippings de Pollock comme aux effets de matière de Dubuffet, les « Empaquetages » de polyéthylène, ce plastique transparent qui recouvre façon seconde peau poussettes, statues et femmes, mais aussi le « Rideau de fer » que tire un rempart de barils de pétrole rue Visconti un soir de juin 1962, riposte au mur de Berlin, ou les « Store Fronts », ces vitrines aveugles grandeur nature modélisées juste avant leur départ pour New York. Le second retrace dans une « exposition-dossier » très fouillée les dix années de lobbying acharné précédant l’événement du « Pont-Neuf empaqueté » : plus de 300 pièces à conviction d’une vaste opération séduction politique et populaire (dessins et collages originaux, documents d’archives, câbles, chaînes, poulies et autres ingénieux engins, photographies de leur fidèle complice Wolfgang Volz, jusqu’à la maquette censée convaincre les passants depuis les vitrines de la Samaritaine) dévoilent la part laborieuse d’une œuvre sans discours faite pour la beauté du geste, dont l’espérance de vie aura toujours été inversement proportionnelle à celle de ses préliminaires. Ainsi de L’Arc de Triomphe qui, 60 ans après les premières esquisses, se drapera à l'automne 2021 de 25 000 mètres carrés de plastique recyclable « argent bleuté », bridés par 7 000 mètres de corde rouge. Le spectacle continue.
Christo et Jeanne-Claude, Paris !, Centre Pompidou, Jul 1 - Oct 19, 2020.
La Gazette n°28, Jul 17, 2020.