Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, Cindy Sherman se photographie depuis bientôt un demi-siècle, inlassablement. Tant et si bien qu’on ne peut résister à l’envie de résoudre l’énigme de sa persona.
Madone ou putain, ménagère ou mondaine, ses contes de la folie ordinaire fabriqués de toutes pièces épinglent les stéréotypes, comme ils guettent surtout ce « quelque chose de pas net » qui rôde en chacun de nous. Nous, c’est forcément un peu elle aussi. Peut-être parce qu’elle est contrariée, nous vient l’envie de la connaître, elle donc, l’illustre, l’inconnue, la méconnaissable superstar dont les tirages caracolent, avec ceux d’Andreas Gursky ou de Richard Prince, en tête des records de ventes aux enchères. Car si elle se décline à l’envi derrière le miroir sans tain de sa caméra, il nous serait bien impossible de la reconnaître dans la rue. À la ville, dans la vie, elle est cette femme réservée à la peau pâle qui partage son appartement new-yorkais et sa résidence des Hamptons avec Mister Frieda, son fidèle perroquet. Yeux bleus, cheveux noirs qu’elle a pris l’habitude de teindre en blond, menue, pas très grande, elle paraît plus jeune que son âge, 66 ans. Ses traits sont neutres, presque flous, comme s’ils avaient, à la longue, disparu sous cette pile d’autres visages qu’elle superpose sans cesse au sien. Avec le temps, elle est devenue cette surface lisse en attente de reliefs, ceux que l’objectif accuse. Benjamine d’une fratrie de cinq, elle naît en 1954 à Glen Ridge, dans le New Jersey. Une banlieue sans histoire qu’elle quitte à 3 ans pour une autre, Huntington Beach, sur l’île de Long Island, à soixante-cinq kilomètres de Manhattan. Sa mère est enseignante au lycée, son père, ingénieur en aéronautique. Enfant, elle se sent à côté, aime se déguiser – en vieille dame ou en monstre –, colle des instantanés dans un album – A Cindy Book – tous accompagnés d’une même déclaration prémonitoire, inscrite à la main : « C’est moi ». Elle regarde I Love Lucy, The Million Dollar Movie, The Mary Tyler Moore Show, Fenêtre sur cour. Elle appartient à cette génération d’Américains biberonnés à la télévision, celle qui vit les premières heures de la culture pop, ni haute, ni basse. En 1972, elle entre au State College de Buffalo, où elle étudie la peinture, découvre les travaux engagés de Lynda Benglis, Eleanor Antin, Hannah Wilke, Chris Burden ou Vito Acconci, entre performance et art conceptuel. Elle vit une idylle avec Robert Longo qui l’initie à la photographie. Ensemble, ils s’installent en 1977 dans un loft à New York, à deux pas d’un gratte-ciel flambant neuf, le World Trade Center. Pour payer le loyer, Robert conduit des taxis et Cindy travaille à temps partiel comme réceptionniste à la galerie Artists Space, que dirige alors Helene Winer avant qu’elle n’ouvre en 1980 la Metro Pictures Gallery, qui défend depuis son œuvre. Parfois, à la surprise générale, elle arrive au bureau comme à un bal costumé. Elle entame une série au long cours devenue culte, Untitled Film Stills (1977-1980) : soixante-dix portraits noir et blanc tirés sur papier brillant au même format (19×24cm) vendus cinquante dollars pièce, comme le sont à l’époque les photos de plateau. On pense aux héroïnes d’Hitchcock, d’Antonioni, aux divas d’Hollywood ou aux starlettes de séries B. Qualifiées par la critique Rosalind Krauss de « copies sans originaux », ces images prolongent A Play of Selves (1975), pièce dans laquelle Sherman interprète seize personnages et autant d’alter ego, en même temps qu’elles annoncent ses Rear Screen Projections (1980), qui marquent son passage à la couleur et la voient camper premier rôle sur premier rôle, sur fond de diapositives projetées au mur. D’abord bricolé, désormais ultra-sophistiqué – comme le suggère la panoplie de filtres envahissant son profil Instagram aujourd’hui suivi par trois cent mille abonnés – son protocole de création est, pour l’essentiel, resté inchangé : dans l’intimité de son studio Cindy Sherman agit seule. À l’abri des regards, elle se pousse à bout, se met hors d’elle, en vis-à- vis. Photographe et modèle donc, mais encore coiffeuse, maquilleuse, costumière, accessoiriste, cette femme orchestre n’a besoin de personne. Paradoxe parmi d’autres, c’est dans cette solitude que jaillit la foule : isolée, elle peut être plusieurs et réunir les conditions d’apparition de l’image. Au commencement, une intuition, ou plutôt l’idée d’une situation – un décor, une attitude, une silhouette, une expression – qu’elle emprunte à un film, une image, un reportage, une publicité, un tableau, un souvenir. Un faisceau d’indices, une grille de références qui rendent chaque composition aussi familière qu’impénétrable.
613 fois Cindy Sherman
Du reste, ses photographies ne portent jamais de titre, tout juste un numéro. Et la liste est longue : 613 nous dit l’un des derniers tirages en date, accroché aux cimaises de la Fondation Louis Vuitton, représentant un homme en blazer rouge et noir, assis devant une toile urbaine pixélisée. Décompte vertigineux quand on sait le degré d’implication que chaque prise de vue suppose. Pour bien saisir cette œuvre prolifique et ne pas la réduire aux théories fumeuses que son auteure a en horreur, il faudrait passer en revue la somme d’anti-autoportraits peuplant le roman-fleuve d’une vie qu’il serait malvenu de confondre avec la sienne. Comme souvent au cinéma, il faudra ici se contenter d’ellipses. Parmi ses grands ensembles saillants, il y a Centerfolds (1981), série commandée par le mensuel « Artforum » et jamais publiée, tant ces portraits serrés de proies alanguies scandalisent. Ou History Portraits (1989-1990), galerie de trente-cinq tableaux rejouant en perruques et prothèses la grande histoire de la peinture en général, et trois chefs-d’œuvre en particulier : Bacchus malade du Caravage (#224), La Vierge de Melun de Fouquet (#216), La Fornarina de Raphaël (#205).
Le succès arrive et l’irrite. Le collectionneur, elle préfère de loin lui compliquer la tâche. Alors elle le provoque, jusqu’au dégoût, avec ses Sex Pictures (1992) ou ses Broken Dolls (1999), dans lesquelles elle cède la place à des mannequins amputés – se photographier nue reste son unique tabou – engagés dans des jeux sadiques rappelant le petit théâtre fétichiste et cruel d’Hans Bellmer. Dans Clowns (2003-2004), sa dernière série en argentique, les masques tantôt hilares, tantôt sinistres, ne tombent jamais et nous toisent sur fond technicolor. Plus récemment, les sagas Society Portraits (2008) ou Flappers (2016-2018) égrènent les portraits d’apparat de vieilles héritières désabusées dont les looks ultra léchés rappellent ses relations suivies avec l’univers de la mode.
Des hommes et une femme
Dans les pages d’Interview, de Vogue ou du Harper’s Bazaar, s’étalent ses commandes pour Dorothée bis, Balenciaga, Marc Jacobs, Comme des garçons... Comme ce vieux beau fringant, mi-David Bowie, mi-Bryan Ferry, posant devant un jardin à son image, très bien entretenu. C’est encore Cindy Sherman, comme se charge de nous le rappeler le T-shirt à son effigie de la marque Undercover. Elle/il est l’un des sept Guys (2019-2020) qui, à l’exception des spécimens #602 et #603 dévoilés à la Fiac sur le stand de Metro Pictures, relevaient jusqu’ici du jamais vu. « Ce n’est pas la première occurrence de travestissement masculin dans son travail », nuance Olivier Michelon, l’un des commissaires, rappelant les androgynes des années 1980 ou les mâles tristes des Clowns. Selon lui, c’est de façade dont il est ici question : « Si Cindy Sherman triche, avec le maquillage ou la retouche numérique, elle laisse toujours en évidence les marques de l’âge : les plis du cou, les rides des mains… La tyrannie de l’apparence est devenue très prégnante dans son œuvre ». Une œuvre féroce et transformiste qui résonne plus fort encore par les temps qui courent.
Cindy Sherman, Fondation Louis Vuitton, Sept 23, 2020 - Jan 3, 2021.
Cindy Sherman à la Fondation Louis Vuitton, Connaissance des arts special issue, Apr 2020.