“You did the impossible
See, I had almost given up
And now I love ya like Sunsets, bubble baths on the jet”
Mariah Carey, The Impossible, Memoirs of an Imperfect Angel (2009).
Un cœur à facettes brille sur une main tatouée au henné. Il ne bat pas mais c’est tout comme. Si cette bague en diamants dépasse l’entendement, c’est qu’elle a ses raisons.
La première fois que je l’ai vue, c’était au moins un de la galerie de Lucy Chadwick, rue Champ-Lacombe, à Biarritz. Elle défilait parmi d’autres images, en grand et en boucle, au son d’un tube sirupeux de Mariah Carey. Sur la plupart d’entre elles, une foule endimanchée dansait dans un gymnase. La fête battait son plein et je me sentais bien. Il faut dire que j’étais pieds nus, les chaussures n’étant pas admises sur l’épaisse moquette beige recouvrant, pour l’occasion, l’intégralité du sol en béton. Cet espace souterrain, accueillant comme un ventre, faisait l’effet d’un gros câlin. “Je voulais que le spectateur se sente porté”, explique Zeinab Saleh, dont la vidéo emprunte son titre à celle tournée par son oncle en 1997, un jour de noces pas comme les autres.
Quelque part à Londres, quatre couples se marient dans une salle de sport. « Deux amies et deux tantes », précise Zeinab, qui numérise vingt ans plus tard la cassette VHS dont l’étiquette, jouant sur les mots, surclasse manifestement son sujet. Car a priori rien, faute de moyens, ne mérite 4 étoiles, exception faite de la bague, unique extravagance à la hauteur de l’événement. Qu’importe, les bonnes notes consolent et les souvenirs n’ont pas de prix. Zeinab le sait, qui chérit cette archive comme un trésor : sans elle, le nouveau-né qu’elle était alors n’aurait gardé de cette cérémonie aucune trace.
L’amnésie eût été dommage. D’autant que ce grand moment raconte à lui seul une histoire partagée, une histoire douloureuse qui, par chance, finit bien. Ces visages ravis ont jadis été tristes, marqués par un exil forcé, loin de la Somalie, en guerre civile depuis 1991, et une arrivée à Londres pour le moins compliquée. Le temps a passé, emportant avec lui une part de malheur dont chacun tait la cause. Tout arrive et la joie, ici sans limite, ne fait pas exception.
Mariah Carey aussi a bien failli jeter l’éponge avant que son cher et tendre ne tente le tout pour le tout. C’est du moins ce que sous-entendent les paroles faciles de The Impossible, douzième titre du douzième album de la diva aux cinq octaves, Memoirs of an Imperfect Angel, sorti en 2009. À défaut de trouver les mots justes, cet hymne à l’amour en trouve quantité d’autres censés définir un sentiment si vaste, si commun, si mystérieux qu’aucun, au bout du compte, n’y parvient. Ainsi Mariah Carey compare-t-elle successivement ses élans de cœur à son goût immodéré des couchers de soleil, des bains moussants, des milkshakes, du Kool-Aid1 ou de Jodeci2, rendant grâce au passage à une culture pop américaine largement ancrée dans la décennie 90.
Nostalgique de ces années-là, Zeinab Saleh suit la même logique cumulative, ajoutant d’autres images à celles d’origine : des pois de senteur en fleurs, un papillon de jour, un gâteau d’anniversaire, un économiseur d’écran Windows, une parade de cygnes, une galaxie, une scène d’House Party3. Personnels ou d’emprunt, ces extraits insérés à intervalles irréguliers marquent autant d’interruptions du programme initial, lui-même maintes fois rembobiné. Comme si le montage, moyen de restitution et d’appropriation d’une certaine époque, d’une certaine vie de famille, prenait la forme d’un zapping mental passant en mode aléatoire d’une pensée à l’autre, brassant des sensations éparses de félicité, de sensualité. Leur analogie, dans le fond discutable, ne fait, en apparence, pas un pli. Par saccades, ces fragments d’un discours amoureux4 sèment la confusion entre bouquet de chaînes et paquet d’affects, sens propre et figuré. Une dualité visible à l’œil nu : à l’imperfection des images sources tournées au caméscope, pleines de grains, de rayures, s’oppose le fini lisse, presque hydraté, des images additionnelles, toutes en ultra HD. Pour Zeinab Saleh, cet écart de texture est semblable au fossé qui sépare l’amour véritable de sa réplique factice.
Objet d’apparat, la bague appartient sans conteste au domaine du tangible. Par-delà sa présence, elle fait autorité, au point d’aimanter la caméra qui la cadre en gros plan, lequel occupe, dans la galerie de Biarritz, un mur entier. Talisman ou trophée, elle est une allégorie taillée à la démesure de sa fonction : faire preuve d’amour.
1 Boisson gazeuse instantanée aux arômes artificiels.
2 Boys band R&B originaire de Charlotte en Caroline du Nord, formé par quatre frères : Donald et Dalvin DeGrate, Cedric et Joel Hailey.
3 Comédie culte réalisée par Reginald Hudlin avec Christopher Reid et Robin Harris, sortie en 1990.
4 Fragments d’un discours amoureux est un essai du philosophe et sémiologue Roland Barthes paru en 1977.
Histoires d'objets. Restituer, reproduire, reprendre, Palm#3, Jeu de Paume, Apr - Dec, 2023.