Du Mexique, Álvarez Bravo n’aura pas eu trop de cent ans pour tout dire. Scène de rue, portrait, nature morte, nu ou paysage, chacun de ses clichés intemporels à l’épure inimitable recompose le puzzle, jamais folklorique, d’une nation pétrie de mythes. Remarqué par André Breton, il invente un langage fait de trottoirs, de murs et de carrelages, de chair nue, de linge blanc et de fruits, tropicaux ou défendus. À bien observer ces pieds de femme hésitant parmi les flaques d’eau, au seuil d’un intérieur hors cadre, ou cette jeune fille interdite devant un graffiti d’une ruelle de Teotihuacan indiquant un marchand de cercueils, on se dit que tout chez ce « photographe du dimanche » n’est que parabole déguisée.
Un ourson en peluche borgne trône sur des draps défaits. Une nuée de cintres accidentés dessine au-dessus de sa tête une constellation mystérieuse sur un mur graffité. Tout l’art de Roger Ballen réside dans cette Configuration issue de la série Shadow Chamber (2000-2005), dans laquelle natures mortes désolées et portraits angoissants prennent pour décor le Shadow Chamber Building à Johannesburg, encore habité au début du siècle par des chercheurs d’or. Dans la préface du livre paru aux éditions Phaidon en 2005, le commissaire Robert A. Sobieszek souligne qu’il serait bien inutile de chercher à démêler chez Ballen le vrai du faux, le réel de la fiction. C’est que le géologue qu’il a été a le sens de la mise en scène. Installé depuis 1980 à Johannesburg, il nourrit une réflexion sur l’identité afrikaner dans des clichés noir et blanc au format invariablement carré, qui tentent de saisir non pas un « panorama documentaire » mais plutôt « l’essence de la marginalisation ».
C’est au critique et collectionneur Bernard Lamarche-Vadel que la Maison européenne de la photographie achète en 1995 ce polyptyque des Becher. Provenance insigne pour cette œuvre emblématique de la démarche de Bernd et de sa femme Hilla, respectivement peintre et photographe de formation, figures tutélaires de la nouvelle objectivité allemande : douze hauts fourneaux sont ici photographiés en noir et blanc à la chambre, selon un protocole rigoureux observé invariablement depuis la n des années 1950. Cadrage frontal, du moins sans distorsion, vide de toute présence humaine, ciel gris, sans nuages, a n d’éviter toute ombre portée, recours aux films peu sensibles obligeant à de longs temps de pose… autant d’impératifs dictés par l’exigence de neutralité inhérente à toute ambition documentaire : ici, procéder à l’inventaire typologique de bâtiments industriels condamnés à la ruine.
C’est avec sa série Périphérique (2007-2008) que Mohamed Bourouissa se fait connaître. Il y épingle les stéréotypes qui collent à la banlieue : des quartiers de La Courneuve à ceux de Pantin, de Clichy-sous-Bois, d’Argenteuil ou du Mirail à Toulouse, il met en scène des modèles jouant leurs propres rôles, dans des situations banales et quotidiennes, comme dans L’Impasse. Là, quatre jeunes hommes, dont on distingue peu ou pas le visage, se tiennent groupés autour d’une carcasse de voiture brûlée, baignés d’une lumière froide et contrastée. Allure sportswear sur décor miséreux, tous les ingrédients du cliché semblent réunis. Et pourtant, c’est bien la grâce d’une composition pyramidale savamment maîtrisée qui domine : élaborée à grand renfort de notes et croquis, elle n’est pas sans rappeler l’héritage des maîtres classiques dont Bourouissa se réclame, de Delacroix au Caravage.
Paru en 1955, l’album Les Européens, dont la couverture est signée Joan Miró, dessine une carte sensible de l’Europe d’après-guerre. Étreinte amoureuse volée sur un quai de la gare du Nord, ombres portées dans une ruelle de Tarascon ou terrain vague de la banlieue romaine, discussion chorégraphiée à Scanno : ici, le plaisir du jeu graphique l’emporte. La collection de la MEP est essentiellement constituée par les tirages issus de deux expositions réalisées avec le concours de celui qui fut « l’œil du siècle », maître de l’instant décisif et cofondateur de l’agence Magnum:l’exposition « Paris à vue d’œil »,présentée au Musée Carnavalet lors du Mois de la photo de novembre 1984, et l’exposition « Des Européens », présentée à la MEP en 1997. Pour cette dernière, c’est grâce à Jean-Stanislas Retel que ces tirages ont rejoint la collection par un don de la Fondation d’entreprise du Reader’s Digest France.
Dérangeant catalogue que celui réalisé par Raphaël Dallaporta en 2004 : trente-cinq mines antipersonnel et sous-munitions sont photographiées frontalement à l’échelle 1, sur fond noir. Dans la préface du livre Antipersonnel, paru aux éditions Xavier Barral en 2010, Martin Parr note : « En les photographiant de la même manière qu’un autre l’aurait fait pour une publicité de shampooing, Dallaporta glorifie ces objets tout en conservant un angle totalement neutre. » Parodiant l’esprit sériel de la taxinomie, l’artiste signe un trompe-l’œil redoutable, d’une cruelle ironie : l’esthétisme de ces vanités contemporaines, in- versement proportionnel aux ravages dont elles sont la cause. Devenues d’absurdes natures mortes de studio, ces armes, d’ordinaire invisibles, n’en demeurent pas moins armes, comme se chargent de nous le rappeler les légendes, qui en déclinent froidement les noms, provenances, descriptifs, diamètres, poids… La MEP possède 13 de ces clichés troublants.
C’est sur l’invitation de l’écrivaine libanaise Dominique Eddé que Fouad Elkoury, aux côtés de Gabriele Basilico, René Burri, Raymond Depardon, Robert Frank et Josef Koudelka, photographie en 1991 le centre-ville dévasté de Beyrouth, un an après la fin de la guerre civile qui avait éclaté en 1975. Placée sous la direction artistique de Robert Delpire et menée grâce au soutien de la Fondation Hariri, cette mission ambitionne de dresser un état des lieux de la capitale libanaise, dans une démarche esthétique de patrimonialisation des ruines. Cette Vue générale a ceci de troublant qu’elle pourrait presque nous séduire : si le balcon au premier plan, occupant la moitié de l’image, porte clairement les stigmates du conflit, il nous donne pourtant bien à voir en perspective le Beyrouth éternel, son ciel et sa mer, qui se réinventent déjà.
C’est avec ses portraits noir et blanc de familles aristocratiques italiennes que Patrick Faigenbaum se fait remarquer à la fin des années 1980. Pensionnaire à la Villa Médicis de 1985 à 1987, l’ex-peintre poursuit à Rome cette série fleuve – plus de 170 portraits – entamée à Florence en 1984, avant de l’achever à Naples en 1991. Famille Pandolfini, Famille Pignatelli, Famille Ricci, Famille Sforza-Cesarini, Famille Caracciolo di Torchiarolo… nous disent les légendes. Il faut croire que c’est toute la Renaissance italienne qui défile devant son objectif. Conjuguant la tradition picturale du portrait d’apparat au génie de W. Eugene Smith, de Bill Brandt ou de Richard Avedon, Faigenbaum signe des mises en scène millimétrées où quelques bien nés prennent la pose dans des intérieurs pas comme les autres. Palais séculaires ou prisons dorées, difficile de trancher tant l’Histoire semble peser de tout son poids sur les épaules de ces descendants aux patronymes illustres.
Infatigable, Alain Fleischer tourne, publie, photographie et dirige Le Fresnoy, studio national des arts contemporains qu’il a créé à Tourcoing en 1997. En 2003, la Maison européenne de la photographie lui consacre une rétrospective intitulée « La vitesse d’évasion », en référence à l’hypothèse astrophysique du trou noir. Comptant une cinquantaine de ses œuvres, la collection de la MEP offre un aperçu pertinent de l’évolution de son travail. Ici, un couteau dressé à la verticale trône au centre d’un rectangle noir monochrome. La lame d’acier reflète un visage qu’on devine féminin : la moitié d’une bouche, l’aile gauche d’un nez, un demi-sourcil sur œil clos. C’est que les thèmes de l’éphémère, du fugace, au même titre que ceux de l’empreinte, de l’espace et du temps, traversent tout l’œuvre du plasticien.
Lorsque Ralph Gibson publie son premier livre The Somnanbulist en 1970, cela fait trois ans que la maquette est prête. Il lui aura fallu créer sa propre maison d’édition, Lustrum Press, pour donner corps à ce projet regroupant un ensemble de clichés surréalistes, oscillant entre abstraction pure et narration, comme l’illustrent ces deux mains agrippées à l’avant d’une barque. Premier volet de sa « black trilogy », suivi de Déjà Vu (1973), puis de Days at Sea (1974), The Somnanbulist rencontre à sa sortie un franc succès critique et commercial. Avec Lustrum Press, Gibson inaugure un chapitre décisif dans l’histoire du livre photographique, offrant aux photographes publiés – Robert Frank, dont il fut l’assistant, ou Larry Clark, son fidèle complice – un champ d’expérimentation inédit, tout en se démarquant par l’exigence des reproductions, notamment dans le traitement des noirs, si caractéristiques de son œuvre.
« Il est parti en laissant un message incompréhensible », dit le surtitre manuscrit de cette pièce unique. Difficile, en effet, de déchiffrer les lettres tracées à la mousse à raser qui dégoulinent sur le miroir de cette salle de bains. On est en 1990. Hervé Guibert, dont on discerne le reflet dans la glace et qui se sait atteint du sida depuis 1988, n’a plus qu’un an à vivre. Il vient de se faire définitivement un nom comme écrivain, avec son dernier opus À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, paru aux éditions Gallimard, treize ans après son premier roman, La Mort propagande. Plus connu pour ses autofictions au style dépouillé, son travail photographique, qu’il poursuit depuis ses 17 ans, est tout aussi saisissant. Fenêtres, voiles, miroirs plantent invariablement le décor d’une intimité partagée, sans compromis. Y évoluent des figures, celles de ses proches et amants, le plus souvent la sienne, solaire, jusqu’à l’agonie.
Un démon-belette hantant les rizières et terrorisant les villageois de ses griffes acérées : ainsi se résume la légende du Kamaitachi. Dans sa série éponyme de 1965, Eikoh Hosoe convoque ses souvenirs d’enfance de la campagne japonaise où, avec sa mère, il fuit Tokyo durant la Seconde Guerre mondiale. Tatsumi Hijikata (1928-1986), chorégraphe avant-gardiste créateur du butô, la « danse des ténèbres », lui sert de modèle et livre une série de performances en totale communion avec le paysage et les habitants de sa région natale du Tohoku, au Nord-Est du Japon. Comme ici où, sentinelle prostrée au sommet d’une barrière de fortune, mi-homme, mi-bête, il veille sur les champs alentour dans une contre-plongée dramatique nimbée d’un ciel menaçant.
Un sceptre mortifère tenu par une main décharnée. Au bout, flotte le visage émacié de Robert Mapplethorpe, souverain, les cheveux poivre et sel coiffés en arrière. Le regard intense, comme halluciné, nous fixe de son autorité chamanique. Apparition, vanité ou prophétie : on est en 1988, l’artiste a alors 41 ans. Il mourra un an plus tard, victime du sida. Rien d’étonnant à ce que cet ultime autoportrait, fatalement iconique, ait illustré l’affiche à la rétrospective que lui consacrait le Grand Palais en 2014, puisqu’il convoque l’essence même de son répertoire : alibi du grand genre classique, noir et blanc stylisé, cadrage clinique, mais surtout symbole phallique et spectre de la mort. Car c’est bien cette dualité, du sexe et de la fin, qui travaille l’œuvre de l’enfant terrible – portraits mondains, nus sculpturaux ou natures mortes suggestives –, plus que toute autre indissociable de son contexte, celui du New York bouillonnant des années 1970-1980.
Are-Bure-Boke, « brut, ou, trouble », trois adjectifs devenus une esthétique, celle dont s’empare la jeune garde de photographes japonais à la fin des années 1960, Daido Moriyama en tête. Éditée en 1968, sa première monographie Japan : A Photo Theater, fait scandale : il y dresse le portrait sans concession de marginaux, de strip-teaseurs, de comédiens ambulants et d’autres performers. Ce premier coup d’éclat signe l’urgence d’être au monde de ce maniaque du noir et blanc au grain appuyé, influencé tant par William Klein que par Jack Kerouac, et qui publie plus vite que son ombre 200 ouvrages en près de cinquante ans. Ses instantanés saturés et bruyants radiographient le chaos urbain, traquent le monde interlope : loup solitaire ou chien errant, il saisit la face sombre des villes, comme dans son quartier tokyoïte d’élection, Shinjuku, dont il ne se lasse pas d’écumer les bars.
Vidéaste, photographe et plasticienne d’origine iranienne, Shirin Neshat explore le paradoxe de l’artiste en exil : se faire la voix d’un peuple dont on est isolé. Envoyée par son père aux États-Unis en 1974 pour y poursuivre ses études, ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard qu’elle entreprend le voyage inverse. Elle découvre alors le nouveau visage de l’Iran, rendu méconnaissable par la révolution islamique de 1979. Issue de la série Women of Allah (1993-1997), cette image saisit en gros plan le dos d’une main recouverte de vers tracés à l’encre en farsi et empruntés à la poétesse féministe Forough Farrokhzad. On retrouve dans chaque image de la série ces calligraphies rebelles, tatouant les rares parties du corps dévoilées par le tchador : yeux, visages, cous, mains, bras, pieds disent les mots qui ne peuvent sortir des bouches, condamnées au silence.
Le 24 avril 2004, à Meaux, l’une des six barres des années 1960 qui s’élèvent dans le quartier Dunant-Collinet est démolie par implosion, dans le cadre d’un vaste programme de rénovation urbaine poursuivi jusqu’en 2008. Une fois encore, Mathieu Pernot photographie la scène en noir et blanc à la chambre grand format : c’est selon ce dispositif qu’il enregistre entre 2001 et 2008 huit destructions similaires dans les banlieues de Mantes-la-Jolie, La Courneuve, Dijon, Châteauroux et Roanne. Autant de « spectacles » que l’artiste dénonce dans sa série Implosions. Partout, des nuages de fumée accompagnent la danse étrange de bâtiments vacillants. Partout, le décor désertique, silencieux et figé, assiste, impassible, à la mise à mort. Spectacle donc, celui de la négation d’une histoire, d’un « symbole social », banni, rayé de la carte. Ou comment réduire l’utopie urbaine des Trente Glorieuses à l’état de poussière, en l’espace de cinq secondes.
Murs tagués, papier peint écorché, moquette miteuse, le tout éclairé par la lumière blafarde d’un plafonnier daté… difficile d’imaginer que l’hôtel particulier Hénault de Cantobre, somptueux écrin XVIIIe abritant la Maison européenne de la photographie depuis sa création en 1996, ait pu un jour ressembler à cela. Et pourtant, il en était ainsi avant la réhabilitation et l’extension du bâtiment confiée au cabinet d’architecte Yves Lion. Au même titre que Georges Rousse ou Jean-Christophe Ballot, Robert Polidori reçoit à cette époque une demande singulière, celle de photographier l’espace en chantier. Pain béni pour cet adepte de la chambre grand format et des longs temps de pose, qui pense les lieux en métaphores, vaisseaux de mémoire, marqueurs d’histoire. Polidori mène l’enquête, voit ce que l’on ne voit pas, additionne les indices, pour mieux tracer le passé, convaincu que si les murs ont des oreilles, ils ont aussi une âme.
« Couleur », c’est le premier mot qui vient à l’esprit pour évoquer Miguel Rio Branco. À cette couleur, une, violente, insoumise, le plasticien donne invariablement le rôle titre depuis l’incendie de 1980 qui avait réduit en cendres ses archives noir et blanc. C’est en écorché vif qu’il enregistre le chaos des favelas, la permanence de la misère. Comme dans ce diptyque mimétique, où l’on ne discerne plus qui, du chien ou de l’homme, se prend pour l’autre. Sur un trottoir du quartier du Pelourinho à Salvador de Bahia, un sachet rose Malabar forme une mare de sang sous le corps en sursis d’un damné en haillons. Au-dessus, un chien errant, qu’on devine déjà mort, le menace : Memento mori. Ailleurs, le rouge et le bleu embrasent quatre scènes de nuit : entre juke-box et chassé-croisé pleins phares, un cheval fantôme passe. En 2005, la Mep expose peintures, dessins, vidéos, collages et photographies à l’occasion de la rétrospective « Plaisir la douleur ».
Vaste monde que celui de Sebastião Salgado. Depuis près de quarante ans, l’auteur d’Autres Amériques (1986), de La Main de l’homme (1993) ou d’Exodes (2000) n’a qu’une obsession : sonder la terre et ses damnés. Les quelque 300 tirages figurant dans la collection de la Maison européenne de la photographie traduisent la permanence de son engagement humaniste, comme ici, dans une Afrique sinistrée par la sécheresse où une marée humaine s’affaire autour d’un puits géant, ou là, dans les montagnes d’Oaxaca, au Sud du Mexique, où deux indigènes de la tribu des Mixes prient leur dieu, bras déployés. Noir et blanc contrasté et lumière théâtrale, tout l’art de Salgado opère déjà dans ces deux tirages des débuts, alors qu’il quitte l’agence Gamma pour rejoindre Magnum Photos.
C’est dans leur appartement parisien qu’Alice Springs, née June Brunell, saisit ce portrait, en 1976. Six ans déjà que Mme Helmut Newton se fait un nom en photographie, depuis qu’en 1970 elle remplace au pied levé sa star de mari sur un shooting publicitaire pour les cigarettes Gitanes : la campagne fera sensation. Si d’autres suivront, notamment pour Elle, Marie-Claire ou Dépêche Mode, on retient surtout la grâce de ses portraits de célébrités, de Diana Vreeland aux Hell’s Angels. Ici, c’est au tour de Helmut de prendre la pose, assis au bord d’un lit, son appareil dans les mains. Derrière lui gît le corps nu d’une mannequin, abandonnée au sommet d’une cascade de satin. Une scène de studio apparemment ordinaire pour l’inventeur du porno chic, dont les images aussi sulfureuses que sophistiquées auront marqué l’histoire de la photographie de mode. Pourtant, à bien y regarder, c’est autre chose que June, éternelle muse et fidèle complice, nous dit de lui : yeux baissés, introspectifs, il tourne le dos à son modèle qui semble, en perspective, lui confier un secret à l’oreille. En 2012, la Mep consacrait à June Newton sa première rétrospective en France.
Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, chacune des images composant la série Theaters de Hiroshi Sugimoto, entamée en 1978, prolonge la réflexion métaphysique que le photographe a amorcée deux ans plus tôt avec ses Dioramas réalisés à l’American Museum of Natural History de New York. Ici, changement de décor : ce sont de somptueux théâtres à l’italienne, construits dans les années 1920 aux États-Unis et reconvertis en salles de cinéma (ou en plus modestes drive-in), qui retiennent son attention. Armé d’une chambre 8 x 10, systématiquement positionnée au centre du premier balcon, il laisse son obturateur grand ouvert durant toute la projection, de sorte qu’il parvient à capturer en une seule image, fixe, une infinité d’autres images en mouvement. Résultat ? Un écran immaculé – ici, celui du Al. Ringling Theatre de Baraboo dans le Wisconsin – qui éclaire de sa lumière providentielle la salle déserte à l’atmosphère datée.
Il y a un peu de Magritte dans ces images du maître Shoji Ueda. Prises dans le décor surréaliste des dunes de Tottori – sa province natale, à 800 km au sud-ouest du bouillonnement tokyoïte –, elles font partie d’une série fleuve réalisée entre 1949 et 1980. Face à la mer, avec du sable à perte de vue, Shoji Ueda est chez lui : dans ce théâtre onirique, il ne se lasse pas de mettre en scène ses voisins et ses proches dans des images minimalistes, minutieusement chorégraphiées, empreintes d’humour et d’une candeur toute poétique. En inconditionnel de Lartigue, il chronique les plaisirs simples avec l’humilité de l’éternel amateur. Avec « Une ligne subtile », la Mep célébrait en 2008 ses tirages d’une rare densité dont treize rejoignaient trois ans plus tôt la collection, grâce au don de la société Dai Nippon Printing.
Une collection, Actes Sud - Maison européenne de la photographie, Jul 2015.