Intérieur jour
L’escalier est encore endormi. À l’étage, dans la chambre, les draps sont défaits. Ici aussi, le matin est venu trop tôt.
Elle : Chaque nuit, ça recommence. Ça me rend malade, c’est toujours la même histoire. Je ne sais pas où me mettre. Je m’endors en chien de fusil, sur le côté droit, et puis très vite, ça cloche, je suis lasse. Alors je passe d’une position à une autre. Ça ne dure jamais très longtemps puisque en fin de compte, je crois qu’il n’existe vraiment que quatre positions : sur le dos, sur le ventre, sur le côté droit ou sur le côté gauche. Sur le dos, étendue dans les draps, je suis mal à l’aise. La peau de mon ventre me tire, le poids de la couverture fait courber mes pieds. La conscience de mon corps est trop grande, je ne sais pas quoi faire de mes bras. Sur le ventre, ça se complique. Au début, je me sens plutôt très bien, le côté pile de mon corps face contre le matelas, plaqué, à l’abri. Mais bientôt, rien ne va plus, j’ai peur de me rompre le cou ou bien de m’étouffer dans mon oreiller. Sur le côté gauche, je sens mes organes s’agglutiner contre mon cœur et j’ai la nausée. Quand je pense aux chauves souris, aux flamants roses… j’ai du mal à croire qu’on soit les créatures les plus évoluées du règne vivant.
Extérieur nuit
Il a insisté pour la raccompagner. La nuit est tombée sans qu’ils s’en aperçoivent et le silence, dans l’allée déserte, est énorme. Depuis que le moteur s’est éteint, ses mains n’ont pas quitté le volant. Désormais, il le sait, tout est important.
Elle : Tout à l’heure, dans le tunnel, ça m’a fait tout drôle. J’étais intimidée, comme si je pénétrais dans un temple. J’avais envie d’être polie. Je pensais à ces piles de pierres et d’arbres, toute cette terre qui nous recouvrait et qui aurait très bien pu nous ensevelir. Et curieusement, à aucun moment je ne me suis sentie menacée. Je me disais : « On est entrain de traverser une montagne ». Et c’est bête, mais je songeais à sa douleur, à sa douleur de femme, de condamnée, transpercée de part en part, nuit et jour, par des centaines, des milliers de camions, de motos, d’engins terribles. Malgré tout ce raffut, elle restait accueillante, comme un ventre.
Extérieur jour
Il est sorti fumer une cigarette sur le parking, à l’arrière. C’est la troisième fois en moins de quarante minutes. Il se demande si ça fait désordre. Surtout, ce qu’il fait là, et si quelqu’un remarquerait vraiment son absence s’il ne retournait jamais à la table, l’avant-dernière, rangée du fond, ronde et nappée de blanc, comme toutes les autres. Il pense à ces spots terribles qui l’arrachent à la torpeur où il voudrait rester pour toujours, cette voie sans issue dans laquelle il s’engage dès qu’il veut la rejoindre et que, pour une raison ou une autre, il en est empêché.
Lui : La première fois que je l’ai vue, je ne l’ai pas trouvée jolie. Elle marchait dans la rue près de la gare avec deux mecs, plus âgés qu’elle. Le premier genre court sur pattes, aucun charme. L’autre, gueule cassée, l’air pas net. Ils ne se parlaient pas. Elle avançait sans regarder où elle mettait les pieds. Elle a heurté un truc sur le trottoir et elle est tombée. Les deux types ne se sont pas retournés. En se relevant, elle a posé les yeux sur moi. Comme ça, tout de suite, comme si elle savait depuis le début que je la fixais. Elle est devenue très rouge, presque écarlate. Et puis elle a disparue. J’aurais voulu lui courir après, mais j’étais incapable de bouger. Le lendemain, je l’ai cherchée partout dans la ville.
Extérieur jour
Il y a quelques heures encore, la fête battait son plein. Le temps était bon et filait, parfaitement inconscient, tandis que le soleil au zénith taquinait la piscine de ses zébrures canailles. Elles sont parties avec les derniers invités, et leur départ a empli l’air de ce parfum doux-amer des fins d’après-midi qui éteint les mines et laisse les cœurs gros. Assis sur le rebord, les pieds dans l’eau, il empile des gobelets en plastique restés là, à traîner. Qu’ils tiennent debout, les uns sur les autres, est à peine croyable. L’équilibre est trop précaire, la logique voudrait qu’ils s’effondrent. Depuis un transat, elle regarde la scène, la tête posée sur ses genoux, entre ses bras croisés. Enroulée dans une serviette en éponge jaune poussin trop courte pour atteindre ses pieds, elle a froid, mais la seule idée de se lever lui est insoutenable.
Elle : Tu m’agaces. Tu es toujours entrain de faire quelque chose. Tu ne sais pas ne rien faire. Moi je sais, je sais même trop bien.
Il ne lui répond pas. Il l’a entendue, il ne l’a pas écoutée. D’ailleurs il lui en veut, bien qu’il soit à vrai dire incapable, en cet instant, de se souvenir pourquoi.
Elle : Au fond, je t’envie. S’occuper en toutes circonstances… enfin, je ne serais plus tout à fait moi.
Lui : Tu penses trop.
Elle : C’est mal ?
Lui : Ni bien, ni mal.
Elle garde une minute le silence, les yeux rivés sur le grand verre qui trône au sommet de la pile.
Elle : Je me méfie des gens pleins de certitudes. Moi, je ne suis sûre de rien. Je doute d’à peu près tout. Comme de ce verre, tiens. Il a l’air louche.
Martinet & Texereau, Fugue, La Villa Rose, Paris, Jun 2 - Jul 30, 2020.
Curated by Laure Flammarion.