«J’ai cherché un monde “un” mais pour le réaliser j’ai utilisé comme une masse tourbillonnante. Je n’assume aucune position définie. Peut-être que ceci explique la remarque faite par quelqu’un qui regardait une de mes peintures : Où est le centre?». Ainsi parlait Mark Tobey le «sage de Seattle» né voilà un siècle et trente ans, ce mystique dont l’œuvre abstraite, pareille à une mouche trop occupée à quadriller l’espace fouillé par ses yeux à facettes, jamais ne se pose. Sous une verrière de la rue de Saintonge, quarante-quatre visions, sorties notamment de la Collection de Bueil & Ract-Madoux, gesticulent et diffusent les ondes émises par une culture de microbes, l’écorce d’un arbre, la voûte céleste, une mélodie jazz, ou le trafic des villes. Arachnéennes, elles sont autant d’épiphanies d’un converti à la religion Bahaï que la quête existentielle et humaniste mènera loin de son Wisconsin natal, jusqu’en Israël, à Haïfa, sur la tombe de Baha-Allah, le fondateur de sa foi, ou au Japon, près de Kyoto, dans un monastère zen où il séjourne un mois. Spirituel, extravagant, gay, Tobey plaît : Alfred Barr, le directeur du MoMA de New York, le soutient très tôt, une rétrospective l’honore au Whitney Museum en 1951, il rafle le Grand Prix de peinture à la Biennale de Venise en 1958… mais son indépendance d’esprit lui joue des tours. Aux grands formats «sensationnels et conquérants» de l’école de New York – le pionnier du all-over, plus universaliste que patriote, préfère les modèles réduits discrets et méditatifs, avec lesquels il opère la synthèse des civilisations. De sorte que ses «écritures blanches», cursives et condensées, scellent l’union de la calligraphie persane et des drippings de Pollock. Tel ce moine immobile quand tout s’agite autour de lui sur ce que l’on devine être une terrasse de café (Rive gauche, 1955), Tobey navigue dans le magma de la vie entre pleine conscience et détachement.
Tobey or not to be ?, Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Oct 16, 2020 - Feb 12, 2021.
La Gazette Drouot, n°37, Oct 23, 2020.