La vie n’a pas été tendre. C’est du moins ce que laissent à penser les balafres aux joues et les ongles rongés au bout des doigts tenant une cigarette fatiguée. Smoking Eyes, dit le titre, et c’est vrai qu’ils fument, ces yeux noirs, inquiets, absents, comme s’ils avaient pris congé d’une réalité accablante. Mis à hauteur d’homme sur des murs laissés nus, ce tirage et d’autres – en couleur ou en noir et blanc, toujours sombres – racontent l’art brutal de Miguel Rio Branco, Brésilien, 73 ans, photographe donc, mais aussi peintre et cinéaste. Parce qu’ils appartiennent à leur auteur ou à une poignée de collectionneurs privés, ils n’ont pas – scènes de capoeira mises à part – cet air de déjà vu. En sous-sol, un labyrinthe de favelas immaculées rappelle les méandres que formaient en 2005 les rétrospectives «Cris sourds», à l’église des Frères-Prêcheurs à Arles, et «Plaisir de la douleur» à la MEP. L’une et l’autre montraient déjà le chaos, son sujet, de la seule manière possible, éclatée et comme un dédale de plaies béantes. C’est que de New York ou Rio, le plasticien, correspondant de l’agence Magnum depuis 1980, ne rapporte pas d’images-documents mais des «fragments dissociés», sortes de vanités baroques traitant «viscéralement» d’une question de vie ou de mort. Chez lui, la misère court les rues et le sang coule sur les trottoirs, comme le lait. À Salvador de Bahia, dans le quartier de Pelourinho («petit pilori»), la ville ne dort jamais et Rio Branco l’arpente, frayant avec les chercheurs d’émeraudes, les prostituées, les culs-de-jatte, les ivrognes, les travestis, les chiens, les Indiens, les enfants perdus. Cette patrie de parias porte le poids du monde et, pareille à l’objectif, décolle rarement du caniveau. Ce que relève Jean-Pierre Criqui dans le très bel essai du catalogue : «Peu de ciels ou d’horizons dans ces vues où la terre attire tel un aimant, jusqu’à l’engloutir, tout ce qu’elle supporte.»
Miguel Rio Branco, Photographies 1968-1992, Le Bal, Sept 16 - Dec 6, 2020.
La Gazette Drouot, n°34, Oct 2, 2020.