1980. Paris est une fête. La décennie Mitterrand fabrique ses fétiches pop, l’humeur est frivole, Internet n’existe pas. Et Bruno Stevens hante les cafés-bars, les yeux rivés au plafond. Ces bistrots irradiés par la lumière de néons tape-à-l’œil lui inspirent une série de cibachromes, unique, en tout point.
À 30 ans, c’est un garçon pas comme les autres. Il étudie la philologie et les sciences religieuses tibétaines, expose ses pièces d’art minimal chez Ileana Sonnabend, la riche épouse du galeriste Leo Castelli, traîne avec la bande du Montfaucon Research Center 1, joue du sārangī, sorte de violon népalais, et improvise des musiques très spéciales avec son groupe, l’expérimental Shanghai Bureau. Bruno Stevens est un allumé. Qui touche à tout, même à la photographie. D’elle, il aime la technologie, la permanence aussi. En 1978, ses premiers essais au 35 mm noir et blanc sont « un désastre ». Les suivants, en couleur, « pas beaucoup mieux ». Par hasard, il capture un jour avec son Leica le plafond d’un café des années 50 : « Je ne sais pas comment je l’ai faite, ni quand, ni précisément où. C’est en développant beaucoup plus tard cette image parmi d’autres que j’ai réalisé que le décor que je voulais inventer existait dans la réalité. Il suffisait de le recueillir. » Parcourue de néons et cernée de miroirs, cette voûte en staff l’obsède: « Je l’ai cherchée partout pendant trois ans mais ne l’ai jamais retrouvée. Probablement parce qu’elle avait disparu. Dès que les commerces tournent, les patrons s’empressent de changer de décor pour montrer à quel point ils sont modernes. » Qu’importe, il ne s’agit pas, du moins pas encore, de faire acte de mémoire. Et puis à Paris, les cafés-bars, ça court les rues. Le Cyrano, L’Étoile d’Argent, Le Cardinal, Le Havane… ces rades a priori sans qualité ont pourtant sa préférence, à cause de leurs « reliefs un peu bizarres – sûrement pour des raisons acoustiques –, des néons qui donnent cette lumière incroyablement attractive, et des jeux de miroirs qui agrandissent l’espace ».
Il les fréquente le matin, vers dix heures. Mieux vaut être tranquille pour installer sa batterie de flashs et sa chambre 20×25, chargée de papier positif cibachrome. Positif oui, comme le réel qui l’entoure et l’absorbe: sa photographie directe, parce qu’elle s’affranchit du négatif, est une petite révolution. À deux inconvénients près : l’image, qu’il file développer dans un squat avenue de la Grande-Armée, ne peut qu’être unique, et à l’envers. Tant pis, le résultat l’emballe et fournit l’aboutissement de ses recherches conceptuelles : « Non seulement ça a marché tout de suite, mais jamais, avec un papier conventionnel, je n’aurais pu obtenir des nuances pareilles. » Parme, céladon, malabar, la palette de ses tirages ultrabrillants est celle des tubes fluorescents qui hypnotisaient déjà le photographe Léon Gimpel dans les Années folles. Comme lui, il triche : là où Gimpel superposait deux prises de vues, l’une faite au crépuscule, l’autre à la nuit tombée, Stevens télescope les sources lumineuses. Il y a celle des éclairages tungstène balayant la salle, celle du jour, et puis celle de ses flashs, recouverts de filtres teintés. Ensemble, ces faisceaux tracent les lignes paranormales de son théâtre à lui, où tout n’est qu’illusion. De cette série, il en tirera une autre, plus radicale encore, dans laquelle il braque des néons sur des rouleaux de miroirs souples. L’ensemble, shooté en studio au Polaroid, toujours en positif, s’appelle Café-bar de l’univers, en référence à cette fameuse scène de comptoir dans Deux ou trois choses que je sais d’elle 2, « un plan absolument essentiel », où la voix de Godard murmure un flot de considérations sur le genre humain tandis que sa caméra se noie dans une tasse de café, cosmique.
Ces images plaisent et ne tardent pas à rejoindre les collections de privés ou les FRAC. Un succès au goût amer: du bénéfice de ces ventes conclues par la Galerie 666, aujourd’hui disparue, Stevens ne verra jamais la couleur. Même sa bonne fée Sonnabend, partie depuis à New York, n’a que faire de ces clichés « pas assez rentables », que Stevens remballe, une fois pour toutes : « Je me suis mis au tir à l’arc japonais. » De cet album, souvenir malgré lui d’un Paris révolu, ne reste qu’une quarantaine de pages dont la marie-louise porte invariablement un signe chinois, tamponné en rouge. « C’est un de mes noms de l’époque qui signifie ‹ le vajra dans les nuages ›. » Un anti-héros de la littérature chinoise, « particulièrement insignifiant et qui meurt très vite », l’un des 108 brigands dont les frasques s’étalent sur les 2 000 pages que compte le roman-fleuve Au bord de l’eau 3. En un an, Stevens aura produit 150 tirages. Et puis plus rien. Comme son modèle Sharaku, le maître de l’estampe japonaise, disparu subitement des radars après avoir gravé sur bois quelque 150 portraits d’acteurs de Kabuki, trop ressemblants pour rencontrer le succès. « Je me dis ça pour me rassurer. »
1
Collectif de poésie graphique
2
Jean-Luc Godard, 1967
3
Roman d’aventures issu de la tradition orale chinoise, dont l’écriture est attribuée à Shi Nai’an (XIVe)
Profane #9, Nov 2019.