Avant de rouvrir ses portes à l’automne à Boulogne, le Musée départemental Albert-Kahn dévoile à la Cité de l'architecture un rare album souvenir d’une métamorphose, celle qu’opère Paris entre Belle Époque et Années folles.
7,32 m. Elle n’était pas montée si haut depuis 1910. Ce 4 janvier 1924, la Seine est sortie de son lit pour grimper jusqu’au sommet des réverbères quadrillant le square du Vert-Galant, à la pointe ouest de l’île de la Cité. De pareils clichés, les Archives de la Planète en comptent par milliers. Initié en 1909 par le banquier et philanthrope Albert Kahn (1860-1940), cet ensemble d’exception, sorte d’encyclopédie universelle compilant une centaine d’heures de films noir et blanc et 72 000 autochromes – les premières photographies couleur sur plaques de verre, ancêtres des diapositives – entend « fixer une fois pour toutes des aspects, des pratiques et des modes de l’activité humaine dont la disparition fatale n’est plus qu’une question de temps ».
C’est au géographe Jean Brunhes (1869-1930) que Kahn confie en 1912 la direction scientifique de ce programme, qu’il pilote avec ardeur depuis l’archipel que forment son hôtel particulier et son jardin paysager de quatre hectares, à Boulogne-sur-Seine. Jusqu’en 1931, avant que le krach boursier n’ait raison de sa fortune, douze opérateurs sillonnent à ses frais le vaste monde, avec pour mission de dresser « un dossier de l’humanité prise en pleine vie, à l’heure critique de l’une des « mues » économiques, géographiques et historiques les plus complètes qu’on ait jamais pu constater ». Cotonou, Tirana, Delhi, Rio… la liste est longue des destinations exotiques couvertes par ces agents spéciaux.
Si proche, Paris n’échappe pourtant pas aux radars, caracolant en tête des sites les plus représentés de cet atlas imagier, avec pas moins de 5000 autochromes, 90 000 mètres de films, 600 Filmcolor Lumière et 200 plaques stéréoscopiques noir et blanc. Une somme inestimable, paradoxalement restée dans une « relative confidentialité », comme l’explique Magali Mélandri, directrice déléguée à la conservation du Musée départemental Albert-Kahn et co-commissaire de l’exposition : « L’accès à cette collection est alors limité : Albert Kahn l’utilise dans le cadre de projections privées qu’il réserve à ses invités privilégiés, et Jean Brunhes lors des cours et conférences qu’il donne à la Sorbonne et au Collège de France où il tient chaire. Ce n’est pas une banque d’images servant de support pédagogique de masse : il s’agit avant tout d’éduquer les élites à venir ou existantes ».
Du reste, l’époque préfère aller voir ailleurs. « Si Paris se transforme, ceux qui la saisissent et ceux susceptibles de regarder leurs productions vivent la ville au même moment. On est dans le quotidien, il manque une distance rétrospective, c’est une question d’épaisseur historique », analyse Jean-Marc Hofman, adjoint au conservateur de la galerie des moulages à la Cité de l’architecture & du patrimoine, co-commissaire de l’exposition. Il n’en reste pas moins que ces images-documents signées Georges Chevalier, Fernand Cuville, Roger Dumas, Frédéric Gadmer, Léonard Jules, Martial Lachalarde, Auguste Léon, Stéphane Passet ou Camille Sauvageot, livrent un précieux témoignage sur la Ville lumière au temps des frères Lumière et de leurs deux géniales inventions : le cinématographe (1895) et l’autochrome (1903). « Il y a encore cet attrait de la nouveauté : prendre une photographie n’est pas si répandu que cela, une photographie couleur encore moins. Quant à la caméra, elle intrigue tant que dans la plupart des vidéos, on peut voir le passant s’arrêter, amusé, regarder fixement l’objectif… C’est un mélange de trajectoires », commente Magali Mélandri, pour qui la confusion entre petite et grande histoire n’est pas le fruit du hasard mais bien « une volonté originelle, un binôme intrinsèque de cette collection », qui balance entre inventaire monumental et portrait de ville, patrimoine et modernité, « persistances » et « mutations ».
Tandis que les images fixes voient la capitale « s’affirmer dans ses lignes », alternant vues pittoresques, grandes perspectives et architectures remarquables, les images en mouvement capturent le tumulte de la « rue urbaine » qui, selon Jean Brunhes, « mérite d’être étudiée comme fait géographique ». Piétons et vendeurs à la sauvette y croisent charrettes, tramways, autobus… Et c’est une certaine idée du progrès que l’on se fait devant cet échantillon – une centaine d’autochromes et une dizaine de films – courant de 1910, date du premier reportage parisien des Archives de la Planète, à 1937, année de l’Exposition internationale des « arts et des techniques appliqués à la vie moderne », qui verra sortir de terre le palais de Chaillot, futur écrin de la Cité de l’architecture et du patrimoine. Grande Guerre, grandes crues, grands travaux, Grand Paris… mais aussi petits métiers, comme celui de prostituée, qu’étudie un reportage sur les « brasseries de femmes », ces maisons closes dites « d’abattage », alors au cœur des débats alimentés par les théories hygiénistes. Dans cet état des lieux, Jean-Marc Hofman voit l’expression d’une « vision profondément animée d’une foi en l’être humain », celle de Kahn, dont « la personnalité progressiste » surgit partout.
Paris 1910-1937, Promenades dans les collections Albert-Kahn, Cité de l'architecture & du patrimoine, Sept 16, 2020 - Jul 5, 2021.
Connaissance des arts, May 2020.