Avec son autoportrait au Rolleiflex (1959), Raymond Depardon livre déjà ce qui fera le sel de sa photographie : une simplicité frontale, dégagée de tout artifice. Un instantané de la France des années 60, emprunt de la fraîcheur des débuts.
Son Rolleiflex posé à même le sol du quai de Béthune, le jeune Raymond Depardon, costume cravate et œil hagard, pose au volant de son Rumi d’occasion. On est en 1959, il a tout juste dix sept ans. Un autoportrait comme manifeste pour l’apprenti du photographe Louis Foucherand, dont la boutique donne rue Saint-Louis-en-l’Ile.
« Monté à Paris » un an plus tôt, c’est loin de la ferme familiale du Garet, près de Villefranche-sur-Saône, que Raymond Depardon fait ainsi ses premiers pas dans la cour des grands. Quatre ans qu’il attendait son tour, depuis qu’en 1954, il s’était approprié le cadeau d’anniversaire de son frère aîné Jean, un 6×6 de la marque Lumière, avec lequel il réalise ses premières images, du chien Pernod à ses copains de classe, remplacé deux ans plus tard par un 6x6 d’occasion, offert cette fois par son père, déjà convaincu que Raymond échapperait à l’atavisme familial.
« Enfant solitaire et rêveur, j’étais plus souvent dans les greniers que dans les champs. Mes parents l’ont compris avant moi : je ne serais pas agriculteur ». Du rêve à la réalité, il n’y a qu’un pas : Louis Faucherand, qui s’associe dès 1959 à Louis Dalmas, journaliste fondateur de l’agence de photoreportage éponyme, lui met le pied à l’étrier. L’aventure pouvait enfin commencer.
Sommeillant dans une boîte archivée sous le mot clé emphatique « Un moment si doux », les cent soixante clichés réunis par Hervé Chandès, pour la plupart inédits, retracent la carrière de Depardon sous le prisme du plaisir, celui de la couleur pure.
« Lorsque je photographie en noir et blanc, je m’inscris dans la grande tradition européenne de ciels chargés, de noirs denses et profonds ; je vois au contraire la couleur très claire, lumineuse, et joyeuse surtout. C’est le plaisir de la couleur que montre Un moment si doux. »
À bien regarder ce manteau rouge (Buenos Aires, Argentine, 2012), protagoniste d’une scène de rue anonyme, flirtant avec la persistance rétinienne, pas de doute, oui, il s’agit bien d’une célébration. Il aura fallu attendre la commande de la DATAR sur la France des années 80 pour que la « révélation » opère : la couleur, « trop importante », s’impose aux yeux de Depardon comme une évidence. Elle qui était pourtant partout, déjà, des saisonniers agricoles chiliens aux ruelles dévastées de Beyrouth, dense, envahissante. Même le gris orageux de Glasgow se faisait électrique.
Dès lors, rien d’étonnant à ce qu’il qualifie la couleur de « métaphore de la curiosité ». Ou qu’il convoque, à son endroit, d’intimes souvenirs : « Aujourd’hui quand je pense à la couleur, je pense à l’enfance, aux sucres d’orge, aux bocaux remplis de bonbons aux nuances douces ou acidulées ». S’il décide de retourner, spécialement pour cette exposition, dans cinq des pays qu’il avait déjà parcourus (Ethiopie, Tchad, Bolivie, Hawaï et Etats-Unis), c’est pour mieux en recueillir les contrastes, avec toujours le même souci de justesse : « En tant que photographe, il m’importe de rendre la couleur telle qu’elle est. Je suis un passeur. Je n’ai pas à densifier ni à éclaircir, à sur ou sous-exposer. » Comme si la couleur était à ses yeux autonome, souveraine. On pense alors aux mots d’un autre coloriste hors pair, Paul Klee : « La couleur me possède. Point n’est besoin de chercher à la saisir. Elle me possède, je le sais. Voilà le sens du moment heureux : la couleur et moi sommes un ».
À ses débuts, Raymond Depardon donne dans le « publireportage un peu décalé ». Le portrait d’Edith Piaf, solaire mais sans complaisance, date de cette époque. De Dalmas à Magnum, en passant par Gamma, la ronde des agences dessine sa trajectoire de reporter.
« Le reporter est en colère, le photographe est amoureux ». Si ces mots de Raymond Depardon traduisent bien la dualité de sa pratique, il n’en demeure pas moins que c’est en reporter que le photographe se fait d’abord un nom. À l’été 1960, il fait ses premières armes à l’agence Dalmas : « des chiens écrasés aux prix littéraires », Depardon touche à tout.
Envoyé en reportage dans le désert algérien, en plein mois d’août, suivre une expérience sur la résistance à l’extrême chaleur, il décroche son premier scoop. Paris Match l’embauche à 800 francs par mois avec notes de frais. En 1965, il couvre avec le journaliste Lucien Bodard la déclaration d’indépendance du Zimbabwe. Lorsqu’il créé l’agence Gamma en 1967, avec Hubert Henrotte, Léonard de Raemy, Hugues Vassal, Jean Monteux, mais surtout son fidèle ami Gilles Caron, qui trouvera la mort en 1970 lors d’un reportage au Cambodge, il entame un nouveau chapitre. « On crée une agence à nous, à la française, où le nom du photographe apparaît dans les crédits avant le nom de l’agence. C’est une petite révolution dans la presse. ». Envoyé en Colombie en 1968 à l’occasion de la venue du Pape Paul VI, il fait un crochet par les Etats Unis pour couvrir la campagne de Nixon. En 1970, un tremblement de terre au Pérou lui fait découvrir les Andes, territoire auquel il restera très attaché.
Son reportage au Chili, qui célèbre en 1978 le premier anniversaire de l’investiture de son président Salvador Allende, reste fondateur. La même année, il rejoint la coopérative Magnum. Le Liban et l’Afghanistan, alors en pleine guerre civile, nourrissent ses reportages dont le carnet de bord, Notes, brochure culte associant photos et confessions intimes, paraît en 1979. Un an plus tard, il réalise une série sur Glasgow pour le Sunday Times, qui ne sera finalement jamais publiée. Ces années, marquant l’âge d’or du photojournalisme, permettent à Depardon d’affirmer son regard, en tout point singulier : « Il ne s’agissait pas de photographier l’événement, la guerre ou le conflit, mais ce qui se passait autour, dans les marges et les lisières ».
C’est à l’occasion du premier anniversaire de l’élection du président Salvador Allende, en 1971, que Raymond Depardon découvre le Chili, accompagné du secrétaire de rédaction du magazine Zoom, son ami Robert Pledge. Cinq semaines de reportage à la rencontre d’un peuple et de sa terre.
Au sujet de son aventure chilienne, Depardon prétend qu’il n’a jamais été aussi heureux. C’est pourtant dans un contexte agité qu’il débarque à Santiago en 1971 : « L’anniversaire de l’investiture d’Allende, les mouvements des banlieues, la réforme agraire, les manifestations, les revendications des Mapuches offraient la matière d’un reportage complet, un « features » à l’américaine tel que ceux que Life ou Look publiaient ». Une actualité dense qui lui permet de rencontrer à plusieurs reprises le leader de l’Unité populaire, mais surtout de saisir dans toute sa dignité le peuple Mapuche, établi au sud.
À l’époque, 200 000 hectares de terres leur sont restitués dans le cadre de la réforme agraire : « Des tribunaux siégeaient dans la nature, présidés par des Indiens vêtus de ponchos noirs, qui décidaient de la répartition des terres ». Un environnement auquel il reste profondément attaché, tant il lui rappelle les campagnes de son enfance. Là, il est séduit par des visages, ceux d’hommes « qui semblent attendre, comme suspendus dans un autre temps », qu’il dit encore « d’une grande gentillesse, souvent taciturnes comme le sont les paysans, partout dans le monde ».
Ses portraits de face à la Walker Evans, bruts et incisifs, s’inscrivent dans la pure tradition de la photographie documentaire. En 1973, passé directeur de l’agence Gamma à la suite d’une crise interne, il envoie le néerlandais Chas Gerretsen couvrir le coup d’Etat du général Pinochet, qui précipite le pays dans une dictature militaire sanglante. De la prise du Palais de la Moneda aux funérailles de Neruda, les images de l’américain David Burnett viennent encore enrichir ce reportage collectif, qui remporte à New York la Robert Capa Gold Medal, la plus haute distinction du photojournalisme.
Chef d’œuvre d’étrangeté, cette série commandée en 1980 par Michael Rand, directeur artistique du Sunday Times, ne sera finalement jamais publiée. Le magazine prive alors son public d’un reportage singulier, dont les scènes désertiques évoquent l’atmosphère décadente du Blow Up d’Antonioni. « Glasgow me semblait aux antipodes de ma photographie ». Et pourtant, elle lui a plutôt bien réussi. Depardon y séjourne à deux reprises, en juin et septembre 1980.
Très vite, il émet des doutes : « A Glasgow, il n’y avait pas de guerre… Que photographier alors ? ». L’urbanité désolée lui fournit la réponse. « Au centre, on trouve l’architecture Art Nouveau de Charles Rennie Mackintosh, et au-delà, les logements sociaux, de grands immeubles très sombres. Photographe du désert, ce noir m’a, il est vrai, semblé très photogénique. » Guidé par les enfants des rues, ses « premiers compagnons », il capture au Réflex l’essence de cette ville hostile où la grâce le dispute au sordide. Une ambivalence qui se traduit en image par un contraste dramatique entre le gris anthracite rongeant les trottoirs, les murs, jusqu’aux ciels lourds, et le rose tendre et régressif d’une robe vichy ou d’une bulle de chewing-gum.
Au sujet de cette lumière savamment électrique, Depardon avance une humble hypothèse : « Peut-être que les lumières du Nord sont plus faciles à photographier et que le fabricant Kodak équilibre et teste ses films en lumière du jour à Rochester, qui se trouve bien au nord de New York ». Toujours est-il qu’il livre là encore, en filigranes, une leçon de photographie. Soucieux de ne pas céder à la tentation du pittoresque, il veille à garder le dessus : « Glasgow est une ville très exotique. Le problème est alors de savoir comment éviter cet exotisme, ou, au contraire, en jouer. C’est toute la question de la modernité en photographie. »
En 1978, Depardon vient d’intégrer l’agence Magnum. Pour l’hebdomadaire allemand Stern, il part couvrir la guerre civile qui ravage alors le Liban. Chez lui, pas de sensationnalisme, mais une chronique sensible sur les marges d’un conflit.
Une carcasse de voiture criblée de balles, un coiffeur pour hommes exposant au mur une kalachnikov, le portrait du leader phalangiste Pierre Gemayel trônant sur le balcon d’un immeuble abandonné, une famille bourgeoise réfugiée dans un abri de fortune, mais aussi jeunes mariés à la fête, vendeurs à la sauvette… Ce sont les traces de la guerre que Depardon piste durant l’été 78.
ll séjourne un mois dans le quartier chrétien d’Achrafieh, et sillonne, avec sa Golf, la ville d’est en ouest : « Les musulmans, les chrétiens, la ville, les plages : Beyrouth était une terre de contrastes à cette époque. J’ai appris à comprendre, à marcher, à circuler, à cacher mes laissez-passer dans mes chaussures, à ne pas me tromper – deux laissez-passer du côté chrétien et deux du côté musulman, à ne surtout pas confondre ». La peur ne le quitte pas : « Je prenais ma voiture, j’avançais, je me garais devant les combattants. Et là, j’entendais sauter le cran de sûreté de la M16 ou de la Kalachnikov […] « Pas de photo ! » J’expliquais que j’étais français, je montrais mon laissez-passer, j’essayais de discuter. Puis, quelques minutes après, j’entendais de nouveau le cran de sûreté. La balle était de nouveau engagée : au moindre faux-pas, elle pouvait partir ». Et de citer Henri Cartier-Bresson quant au rythme de prise de vue qu’exige le photojournalisme : « Il faut procéder comme le fait l’artillerie, tirer puis décrocher et partir ailleurs. Aller vite et choisir le bon moment ».
De ce reportage, Stern en fera 25 pages avant que Paris Match, à son tour, ne s’en empare. En 1991, répondant à l’invitation de la Fondation Hariri, il participe avec Burri, Basilico, Frank et Koudelka à la Mission photographique de Beyrouth, qui procède à un douloureux état des lieux avant que le centre ville, dévasté, ne soit rasé. Elle est loin l’« oasis d’allégresse » qu’il décrivait lors de sa première visite en 1965. Là, tout n’est plus que désolation, cicatrices. Ce sont sans doute ces images du vide et de la ruine qui parlent le mieux de la capitale libanaise, livrée depuis à ses fantômes.
Banale, anonyme, ordinaire… Faussement dépréciatifs, les adjectifs qualifiant l’œuvre de Raymond Depardon évoquent en filigrane son goût de la simplicité.
« Je suis venu, calme orphelin/ Riche de mes seuls yeux tranquilles ». Dans son recueil Sagesse, Paul Verlaine évoque la légende du jeune Kaspar Hauser, « orphelin de l’Europe » et fils présumé de la princesse Stéphanie de Beauharnais. À ces mots, c’est une autre légende qui nous vient en tête. Depardon, la force tranquille, un oxymore à lui tout seul. C’est que la portée de ses images est inversement proportionnelle à l’agitation qu’il y règne. Rien, ou plutôt pas grand chose : une table et quatre chaises en formica rouge, baignées de la lumière fauve d’un rade bolivien. Un non-événement. « Sur la route avant la Paz », nous dit le titre.
Minimalisme pour flagrant délit contemplatif. Un décor pour le moins dépouillé, trop, médiront certains. Pourtant, c’est bien dans le dénuement, l’absence d’artifice, que l’on peut juger, en vérité, d’une image. Comme une femme au matin, sans maquillage. « Un photographe japonais, Shoji Ueda, disait toujours : c’est le fond de la photo qui est le plus important, avant les personnages, avant que les personnages soient devant, au premier plan, ou peu importe. L’important, c’est le décor ».
Le fond plutôt que la forme, en somme, une intention qui traverse tout l’œuvre de ce chasseur d’images, nourri au cinéma de Robert Bresson ou de John Huston. Avec eux, il partage une certaine économie de moyens, indissociable d’une sincère humilité face à son médium, loin de l’instant décisif cher à Cartier Bresson : « Je crois incroyablement à la nécessité de faire non pas un scoop mais une photo. Je crois à l’image. ». Et de renchérir : « Le monde n’est pas fait de beautés exceptionnelles ni de points de vues pittoresques. Il est tout simplement des lumières sur des entrées de villes, des campagnes sans histoire. »
Plus géant vert que macadam cowboy, c’est à reculons que Depardon aborde la ville. Une réticence qu’il a pourtant toujours essayé de dompter.
« Sans doute ai-je toujours des comptes à rendre avec la ville. J’ai une relation d’amour haine avec l’urbain. Dès que je m’en éloigne, la ville me manque. » Infidèle ou plutôt allumeur, Depardon flirte avec la ville, sans jamais vraiment conclure. Il la jauge, l’appréhende sans grande conviction, la fuit, et y revient, invariablement. Qu’il sillonne la France en camping car (2004-2011), ou qu’il parcourt douze capitales à la demande de la Fondation Cartier, de Tokyo à Addis-Abeba (2004-2006), la ville selon Depardon a toujours de faux airs de campagne. Un rapport à l’espace, une solitude, un désœuvrement, un vide. Force est de constater qu’il troque volontiers le bitume pour la verdure.
Rien d’étonnant pour ce fils de paysan, élevé au grand air : « Le monde rural avait été mon premier sujet. J’ai photographié tout ce qui m’entourait à la ferme du Garet ». Une première fois à l’empreinte indélébile. Partout, il retrouvera des images, des gestes, des ambiances le rappelant à ses souvenirs d’enfance, comme ce jour au Chili sur les terres des Mapuches : « Des paysans labouraient avec des bœufs que de jeunes garçons aiguillonnaient – un instant, je me suis revu, enfant, avec mon père. » Un décor d’autant plus familier qu’il en partage les valeurs : « Je me sens bien sur les deux continents, l’Afrique et l’Amérique latine, qui ont encore une dimension rurale. J’y trouve une franchise, un universalisme, un humanisme. » À propos de la Bolivie, du nord de l’Argentine ou du Chili, il parle encore de « gravité », comme s’il se retrouvait dans l’austérité brute de ces grands espaces. À l’inverse, il remarque : « Le paysage urbain n’est pas mon univers. Ni Beyrouth, ni Glasgow ne sont mon univers. De même, j’ai souffert à mon arrivée à Paris : j’étais un exilé de l’intérieur ».
Face à l’inconnu citadin, Depardon, l’étranger, ruse. En ville, il évite le centre, lui préfère la périphérie. S’il tourne autour du pot, c’est peut-être parce que c’est ce qu’il connaît le mieux, les bords : « Enfant, je me rendais à vélo à l’école de Pontbichet; je longeais ces zones périurbaines que l’on retrouve partout en France, avec une succession de pavillons entourés de jardinets. » Ne donner à voir que ce que l’on a vu, de sorte que la permanence d’un motif en dise long. Si long que c’est à lui que l’on pense quand il souligne, au sujet des photographes américains, leur « relation particulière à la ruralité, à l’espace », comme si le paysage était pour eux « une manière de se confronter à leur histoire ».
Raymond Depardon : un moment si doux, Grand Palais, Nov 14, 2013 - Feb 10, 2014.
Magazine - Grand Palais, Nov 2013 - Feb 2014.