Deux paires de mains qui tiennent des pots qui ne contiennent rien. Avec Pots à lait, et Pots à biscuits, Clara Prioux dresse le portrait croisé d’une collection, particulière, et d’une famille, la sienne.
Moyenne. Ni grande, ni petite. C’est la taille officiellement attribuée à Château-du-Loir, l’une des 354 communes du département de la Sarthe, nichée au coeur de la vallée du Loir, à une trentaine de kilomètres de Tours et du Mans. Ville moyenne, c’est le titre choisi par Clara Prioux pour désigner la série au long cours qu’elle entame en 2010, là où résident depuis toujours Nicole et Jacques, “Mamie et Papy”, ses grands-parents. “J’avais besoin de m’approprier la ville, de la quadriller, de dire ce qu’elle était pour moi : nouvelle, vieille, belle, moche, tout”. Dans les rues, à pied, Clara prend des photos, en noir et blanc : “J’ai pu rassembler des images très différentes, l’absence de couleur met tout au même niveau.” Une boutique à louer, un saucisson qui sèche, un pavillon rutilant posé sur un terrain vague, la grand place de la mairie, un cake à l’ananas. Ville moyenne est le premier des dix-huit sous-ensembles qui s’assemblent dans le grand ensemble Château qui lui a, du reste, fait des petits - une casquette, un serre-livres, une voiture miniature, un porte-cartes.
On aurait donc pu parler de Salle de bains (2019), de Petites patates sautées (2018), ou d’un Apéritif chez Jacqueline (2017). Mais c’est sur Pots à lait et Pots à biscuits (2015-2016) que l’on s’attardera ici. Sans surprise, ce sont des photographies de pots à lait et de pots à biscuits. Sauf que l’histoire ne s’arrête pas là. D’abord parce qu’il ne s’agit pas de vulgaires articles de vaisselle, mais d’objets de collection. Ensuite, parce que ces objets de collection appartiennent à Nicole (les pots à lait), et à Jacques (les pots à biscuits). Un détail qui pour Clara veut dire beaucoup. “Au fond, l’essentiel, ce n’est pas leur collection, mais le fait qu’ils me la montrent. Peu importe s’ils mettent les doigts dessus”. Parce qu’ils mettent les doigts dessus, et pas qu’un peu. Façon catalogue, les deux séries observent scrupuleusement le même protocole : cadrés très serrés, à la verticale, les précieux calices défilent entre les mains prudentes de leurs propriétaires, en décor naturel - côté cuisine (les pots à lait), ou salle-à-manger (les pots à biscuits). Les gestes ont ceci de touchant qu’ils sont appliqués, tantôt forcés, tantôt déliés : l’étreinte va et vient, cède ou se resserre, pour mieux laisser un détail apparent, épouser un contour. De sorte que ce qui dans l’image polarise l’attention se situe moins au centre - le pot, qu’à la périphérie - un bracelet de montre, un pan de papier peint, une alliance, la manche d’un gilet, les tâches brunes sur la peau, ridée, des carreaux de faïence. Entre album de famille et répertoire, les deux séries font la paire et hésitent, jusque dans leurs versions imprimées, parues en 2018 et en 10 exemplaires. Tirage laser, papier glacé, piqûre à cheval… Clara ne fait pas dans la fantaisie. À l’exception peut-être de la police aux accents basques, “la Tomato, un peu piment d’Espelette”. Une neutralité qui lui va bien et tient surtout le divertissement à distance.
Car photographier cette lubie, c’est aussi lui régler son compte : “J’ai toujours eu ces pots sous les yeux, jusqu’à ce que je me demande : “Pourquoi ?” Ils prennent tellement de place... il a même fallu leur construire des étagères.” Par hasard, l’idée lui vient : “On revenait d’une brocante et j’ai demandé à mamie de me montrer sa trouvaille du jour. J’ai pris une image et en voyant le résultat, je me suis dit que j’avais enfin trouvé le moyen de me venger de cette collection.” L’agent irritant serait donc chez Clara provocateur : ainsi de sa vie d’employée de bureau, qui lui inspirera pas moins de dix éditions réunies sous le titre “Nathalie” (2018), le prénom de sa “boss” chez Publicis, et désormais amie. Ou de Fort Mill, “ville sans histoire” de Caroline du Sud qu’habitent sa tante, son mari ingénieur et leurs enfants, et dont elle prélève depuis bientôt dix ans les motifs sans qualité - la rue déserte d’un lotissement désert, un “half-double cake” dans un supermarché - avec cette même retenue, tout en nuances de gris, qui caractérisait les tableaux réalistes de Michael Schmidt, l’un de ses maîtres à penser. “Si tu n’as rien à dire, que tout va bien, pourquoi faire ? Sans que ce soit forcément grave, il faut que quelque chose frotte”. À ces mots, on en comprend mieux d’autres, cachés sur l’un des onglets de son site, derrière un discret astérisque : “Nous sommes une contrariété”. Ceux-là sont dits par Dalida sur le plateau rose bonbon des Nouveaux Rendez-Vous, l’émission du dimanche reprise par Eve Ruggieri en 1980, à la suite de Michel Drucker. “Je ne vois pas meilleure explication à ce que je fais” assure Clara Prioux. Nous non plus.
Profane #10, May 2020.